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Full text of "Voyage à Athènes et à Constantinopole, ou, Collection de portraits, de vues et de costumes grecs et ottomans, peints sur les lieux, d'après nature, lithographiés et coloriés"

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VOYAGE 


A  ATHÈNES 


A  CONSTANTINOPLE. 


rue  Richeliei 


la  Bibliothèque  du  Roi  ; 
,  3o ,  Soho-Squa 


L’AUTEUR,  rue  Cassette,  N°  a3; 

DONDEY-DUPRÉ  PÈRE  ET  FILS,  Imp.-Lib.,  rue  Saint-Louis ,  N“  46 , 

M"'  FORMENTIN  ,  rue  Saint-André-des-Arts,  N"  5g; 

TREUTTEL  ET  WURTZ,  rue  de  Bourbon,  N”  17;  même  Maison  de  Commerce,  à  Strasbourg;  à  Londre. 
BOSSANGE  PÈRE,  rue  Richelieu,  N”  60;  même  Maison  de  Commerce,  h  Londre 
MAZE,  rue  Git-le-Cœur ,  N°  4; 

ARTHUS-BERTRAND,  rue  Haulefeuillc ,  N"  24  ; 

CHAILLOU  ET  POTRELLE,  rue  Saint-Honoré,  en  face  l’Oratoire; 

SAZERAC  ET  DUVAL ,  passage  de  l’Opéra ,  escalier  A. 


VOYAGE 


A  ATHÈNES 


A  CONSTANTINOPLE, 


COLLECTION 

DE  PORTRAITS,  DE  VUES  ET  DE  COSTUMES  GRECS  ET  OTTOMANS, 

PEINTS  SUR  LES  LIEUX,  D’APRÈS  NATURE,  LITHOGRAPHIÉS  ET  COLORIÉS 

Par  L.  DUPRE, 

ÉLÈVE  DE  DAVID; 


ACCOMPAGNÉ  D’UN  TEXTE  ORNÉ  DE  VIGNETTES. 


PARIS, 

IMPRIMERIE  DE  DONDEY-DUPRÉ,  RUE  SAINT-LOUIS,  N»  46,  AU  MARAIS. 


- 


aAo  cJ|feoi.i6i#UÆ> 


dddt  cSo??i/e  ldlemm/~  de  Ûvis, 


'  rttf  bc  -Stance* 


JUk)oiuiieuü  Pe  Goiute_v  , 

^e,  sont  -vos  lonoralles  esicotttmaeniens  ysu  on/  aide  mes  '//remte-rs /uts  dans  la 
carrière  des  ts/fa-rùs  .  '  ttoùre  sollicitude /mtenielle  a  constamment  veille  Mor  mot,.  ^/é>  toutes  les 
é/ioysiee  de  ma,  vie,i  ai  retroussé  votre  mÿémei/se  lonte  ' totÿows  tm^atiÿalle,  (Sn  vous  déda/n/ 
/e  seul  ou/vraae  où  il  me  sot/  /errms  d inscrire  mon  nom  /très  de  celui,  de  mon,  ndle 
/roteeteur,  /utt^/ie,  <y/&onsieur  le  %. 'omte ,  nous  /trouver  yue  mon  cœur  a  senti  tou/ 
le  /mat  de  nos  s  omis,  e/  ÿtie  mes ont  été  soutenus /uzr  ma  reconsm/^ance  l 

'/de  suis  avec  le  /dus /troflmd  res/tec/ , 

Jd  oiwteuo  Pe  Comtes , 


ty/vtrc  trr.itutmi/e 

y  trai-oic/an/  k/erviteur 


JC.  ffîup-tej. 


Il  est  un  souhait  que  doit  former  tout  homme  qui  aime  ou  qui  cultive  les  arts  :  c’est  de  visiter  un  jour 
cette  terre  sacrée  qui  vit  leur  naissance  et  leur  gloire.  La  Grèce,  au  tems  de  ses  grandeurs  comme  au  milieu 
de  ses  ruines,  a  toujours  offert  un  degré  d’intérêt  plus  élevé  qu’aucune  autre  contrée  dans  les  mêmes  vicis¬ 
situdes.  Heureuse  et  florissante,  elle  instruisit  et  civilisa  le  reste  du  monde;  du  sein  du  malheur  et  de  l’ab¬ 
jection  ,  elle  l’a  dominé  encore  par  le  génie  ;  elle  a  régné  sur  lui  par  la  puissance  des  souvenirs ,  et  les  débris 
de  son  naufrage  ont  servi  à  reconstruire  l’édifice  des  connaissances  humaines.  Tous  les  arts  lui  doivent  leurs 
plus  heureuses  conceptions  :  leurs  plus  admirables  ouvrages  ;  le  poète  prend  pour  modèle  Homère;  le  sculp¬ 
teur  veut  imiter  Phidias;  le  peintre  invoque  le  génie  d’Apelles,  et  l’architecte  va  méditer  sur  les  restes  du 
Parthénon  ;  mais  si  la  gloire  de  la  Grèce  fut  grande ,  son  infortune  le  fut  bien  plus  encore ,  et  cette  mère  de  tant 
de  personnages  fameux  par  leurs  talens  et  leurs  vertus ,  par  leur  génie  et  leur  courage ,  n’enfante  plus,  depuis 
des  siècles,  que  pour  l’esclavage  et  l’opprobre.  Quel  peuple  eut  jamais  des  droits  mieux  acquis  que  les  Grecs 
à  l’admiration  comme  à  la  pitié  des  hommes!  Tel  est  le  double  sentiment  qui  remplit  les  âmes  généreuses, 
surtout  aujourd’hui  que  cette  intéressante  nation,  irritée  par  l’excès  même  de  ses  maux,  s’est  levée,  pleine  de 
souvenirs  et  de  ressentimens ,  pour  combattre  ses  oppresseurs ,  et  laver  dans  leur  sang  une  longue  et  cruelle 
injure.  Puisse-t-elle,  dans  sa  lutte  héroïque,  ne  point  avoir  d’autres  ennemis  que  ses  ennemis  naturels! 
Puissent  ses  glorieux  efforts  obtenir  le  triomphe  dont  ils  sont  dignes  !  Puissent  ses  Achille  et  ses  Ajax  nouveaux 
trouver  un  autre  Homère  pour  chanter  leurs  exploits  ! 

Vainement  l’ignorance  et  le  fanatisme  de  ses  tyrans  avaient  fait  de  cette  belle  contrée  une  terre  inhospi¬ 
talière  :  chaque  année  amenait,  de  tous  les  pays  civilisés,  sur  les  mélancoliques  rivages  de  l’Altique  et  du 
Péloponèse ,  des  voyageurs  de  tout  rang,  de  tout  âge  et  de  tout  sexe,  qui  affrontaient  les  périls  et  les  fatigues 
d’une  navigation  lointaine ,  pour  venir  contempler  ces  ruines  précieuses  que  le  stupide  Osmanly  possède  , 
regarde  et  détruit  avec  indifférence.  Si,  malgré  les  nombreuses  et  savantes  descriptions  de  la  Grèce,  le  seul 


( 2  ) 

désir  de  la  voir  a  pu  y  attirer  de  tout  tems  une  foule  curieuse  et  sans  mission,  a  combien  plus  juste  titie 
l'artiste  s’y  sent-il  appelé?  Ce  n’est  point  un  désir  sans  but  qui  l'entraîne;  dès  qu’il  touche  le  sol  sacré,  son 
imagination  s’enflamme,  ses  pensées  se  pressent  en  foule,  ses  regards  cherchent  et  découvrent  encore  des 
objets  dignes  d'intérêt,  et  sa  main  sait  en  fixer  aussitôt  l’image  ou  le  souvenir;  car  s  il  est  parti  avec  des 
espérances,  il  doit  revenir  avec  des  richesses:  c’est  ainsi  que  s'accomplit  son  pèlerinage,  et  que  se  justifie 
l'impatiente  ardeur  de  son  vœu. 

Pour  moi ,  familiarisé,  dès  mes  plus  jeunes  années,  et  sous  la  direction  de  1  illustre  David ,  avec  1  histoiie 
et  les  chefs-d’œuvre  de  la  Gi’èce,  j’avais  rêvé  ce  voyage,  dans  mon  enfance  même;  plus  tard,  je  sentis  s  ac¬ 
croître  mon  désir,  quand,  amené  par  mes  études  au  sein  de  l'Italie,  je  pus,  au  milieu  de  tant  d œuvres 
diverses,  comparer  les  anciens  avec  les  modernes,  confronter  ainsiftes  imitations  avec  les  modèles,  et,  par 
ce  rapprochement,  me  convaincre  de  la  supériorité  que ,  dans  leur  mutilation  même,  ces  dépouilles  de 
l'antiquité  conservent  encore  sur  les  beaux  ouvrages  des  grands  maîtres  de  la  renaissance. 

J’étais  depuis  six  ans  dans  cette  seconde  patrie  des  beaux-arts,  ayant  successivement  parcouru  Bologne  et 
Florence,  habité  Rome  et  Naples,  visité  Pompeï  et  Pestum,  et  enrichi  partout  mon  portefeuille  d’études  et 
de  souvenirs ,  quand  trois  jeunes  Anglais ,  aimant  les  arts ,  me  firent  proposer  de  les  accompagner  en  Grèce  ; 
cette  occasion  était  la  troisième  qui  me  fût  offerte  en  Italie ,  mais  la  seule  que  les  circonstances  m’eussent 
permis  jusqu’alors  d’accepter.  Comme  moi,  ces  voyageurs  désiraient  visiter  la  patrie  des  arts  et  du  génie , 
avec  quelque  profit,  et  conserver  des  traces  de  ce  qu’ils  y  auraient  vu.  Un  échange  de  ressources  et  de 
facultés  fut  donc  aussitôt  proposé  et  conclu  entre  trois  riches  curieux  qui  voulaient  examiner  la  Grèce ,  avec 
les  arts  pour  auxiliaires,  et  un  jeune  artiste  sans  fortune  qui  désii-ait  la  parcourir  avec  agrément  et  utilité. 
Fidèles  de  part  et  d’autre  à  nos  engagemens,  nous  avons  vécu  pendant  quatre  mois  dans  un  accord  que  n’a 
pu  troubler  un  seul  instant  la  dissidence  de  nos  opinions  sur  les  arts ,  comme  en  d’autres  matières.  C’est  avec 
un  vif  empressement  que  je  saisis  l’occasion  de  témoigner  à  MM.  Hyett,  Hay  et  Viwian,  mes  honorables 
compagnons  de  voyage ,  combien  j’ai  toujours  eu  à  me  féliciter  de  leurs  procédés  nobles  et  délicats ,  et  de 
leur  exprimer  ici  la  reconnaissance  avec  laquelle  j’en  garde  le  souvenir. 

Les  dessins  que  j’offre  au  public  ont  été  exposés  au  dernier  Salon;  ils  m’ont  valu,  de  la  part  de  juges 
éclairés,  les  encouragemens  les  plus  flatteurs,  et  je  cède,  je  dois  le  dire,  à  la  confiance  que  de  pareils  té¬ 
moignages  ont  dû  m’inspirer,  en  publiant  aujourd’hui  cette  collection  de  vues,  de  costumes  et  de  portraits. 
Si  je  me  suis  permis  d’y  joindre  un  court  récit  de  mon  voyage,  ce  n’est  point  assurément  pour  redire,  sur  des 
lieux  si  souvent  visités  et  décrits  ,  ce  qu’on  a  mille  fois  répété  avant  moi ,  mais  seulement  pour  donner 
des  explications  que  je  crois  indispensables ,  et  pour  faire ,  si  je  puis  m’exprimer  ainsi ,  l’histoire  de  mes 
dessins. 

Je  quittai  Rome  le  2  février  1819,  pour  aller  rejoindre  à  Naples  mes  compagnons  ,  qui  m’y  attendaient. 
Nous  nous  trouvâmes  arrêtés  deux  semaines  dans  cette  dernière  ville,  par  quelques  préparatifs.  Je  n’en  fus 
pas  fâché  pour  mon  compte  :  j’étais  heureux ,  avant  d’abandonner  tout-à-fait  l'Italie ,  de  revoir  quelques 
amis,  et  beaucoup  de  connaissances  intéressantes  que  j’avais  laissées  à  Naples.  J’y  retrouvai,  entr’autres, 


M.  Rossini,  dont  je  fis  le  portrait  :  c’est  le  premier  dessin  qui  ait  fait  connaître  en  France  les  traits  de  ce  cé¬ 
lèbre  musicien.  Je  revis  avec  un  charme  nouveau  les  bords  si  doux  de  Parthénope,  et  ce  golfe  enchanteur 
que  l’éclat  des  rives  du  Bosphore  n’a  pu  me  faire  moins  admirer.  Le  1 7 ,  nous  partîmes  de  Naples ,  nous 
dirigeant,  par  la  voie  Appienne ,  sur  Barletta ,  où  nous  devions  nous  embarquer.  Le  lendemain  ,  nous  étions 
aux  environs  de  Foivhia  d’Arpaja,  les  anciennes  Fourches  Caudines ,  dont  le  souvenir  honteux  pour  les 
Romains  fut  bientôt  effacé  par  tant  de  triomphes  et  de  gloire.  Je  trouvai  dans  cette  réflexion  quelque  adou¬ 
cissement  à  de  patriotiques  douleurs  que  l’orgueil  national  anglais  venait  parfois  réveiller  dans  mon  ame, 
L’Apulie  passait ,  en  ce  moment ,  pour  être  infestée  de  voleurs ,  et  seize  têtes  récemment  coupées,  que  nous 
vîmes  exposées  par  ordre  de  la  justice,  au  milieu  des  redoutables  défilés  de  Bovino ,  ne  nous  prouvaient  que 
trop  le  peu  de  sûreté  des  routes.  On  nous  conta  que,  quelques  jours  auparavant,  trente-huit  de  ces  brigands 
armés  avaient  mis  en  fuite  deux  cent  cinquante  hommes  de  troupes.  Nous  arrivâmes  toutefois  à  Barletta  sans 
accident,  ayant  vu,  dans  cette  journée,  les  fameuses  plaines  de  Cannes,  et  salué  de  loin  les  champs  de  Dio¬ 
mède,  ainsi  que  les  ruines  de  l’hospitalière  Canusium,  où  les  Romains  vaincus  trouvèrent  un  refuge.  Le 
soir  même  de  notre  arrivée  à  Barletta ,  mes  compagnons  de  voyage  firent  leur  testament.  Le  lendemain , 
nous  visitâmes  ensemble  la  ville  nommée  Barulum.  On  n’y  retrouve  aucune  trace  de  l’antiquité  ;  ses-  églises 
mêmes,  toutes  gothiques,  n’offrent  pas  un  seul  détail  digne  d’attention,  et  sa  prétendue  statue  d’Héraclius 
est  d’un  style  barbare.  Il  me  tardait  beaucoup  de  quitter  Barletta  5  chaque  jour  passé  sur  cet  insignifiant  ri¬ 
vage  me  semblait  perdu  pour  la  Grèce.  Enfin ,  nous  nous  embarquâmes ,  mais  seulement  pour  la  forme  ; 
car  les  vents  constamment  contraires  nous  retenaient  en  rade.  La  première  nuit  fut  cruelle ,  à  cause  du  roulis  ; 
je  la  passai  presqu’entièrement  sur  le  pont ,  croyant  trouver ,  dans  la  vivacité  de  l'air  marin,  quelque  sou¬ 
lagement  au  mal-aise  que  j’épi'ouvais.  La  lampe  allumée ,  suivant  la  coutume ,  devant  l’image  de  laMadonne , 
s’étant  tout-à-coup  éteinte ,  nos  matelots  augurèrent  mal  de  notre  traversée  :  leur  pressentiment  ne  fut  que 
trop  vrai  ;  nous  mîmes  trois  semaines  pour  faire,  de  Barletta  à  Corfou,  un  trajet  qu’on  fait  ordinairement 
en  trois  jours.  Le  22 ,  cependant,  nous  déployâmes  nos  voiles,  mais  nous  fûmes  bientôt  forcés  de  reprendre 
terre  à  Barri,  où ,  ayant  enfreint,  sans  nous  en  douter  ,  les  lois  de  la  quarantaine ,  l’on  chercha  à  nous  per¬ 
suader  que  nous  aurions  dû  être  fusillés,  et  bien  nous  prit,  je  crois ,  de  n’être  pas  Napolitains.  Nous  profi¬ 
tâmes  de  notre  station  forcée  dans  ce  port  pour  prendre  une  idée  de  la  ville.  L’intérieur  en  est  sale  et  laid  ; 
mais ,  parvenu  sur  les  remparts ,  on  jouit  d’un  coup-d’œil  aussi  varié  que  pittoresque.  Nous  revenions  sur  nos 
pas,  pour  visitei*  quelques  églises  dont  on  nous  avait  vanté  la  beauté,  quand  j’aperçus,  chemin  faisant,  plu¬ 
sieurs  femmes  du  pays  occupées  à  puiser  de  l’eau.  Je  remarquai  avec  intérêt  quelles  s’y  prenaient  comme 
dans  les  environs  de  Pompeï  et  d'Herculanum ,  et,  m’étant  approché,  je  reconnus,  je  ne  sais  avec  quel 
plaisir,  que  les  puits  étaient  semblables  à  ceux  qu’on  a  retrouvés  dans  ces  deux  villes  antiques.  Ainsi,  quand 
tout  a  changé,  les  villes,  la  société,  la  langue  et  les  coutumes,  quelques  simples  usages  de  la  vie  commune, 
se  conservant  intacts  à  travers  la  succession  des  siècles,  viennent  parfois  rattacher  les  peuples  d’aujourd’hui 
aux  peuples  d’autrefois.  J’arrivai,  en  réfléchissant  ainsi,  au  milieu  de  la  nef  de  Saint-Nicolas,  et  je  ne  pus 
m’empêcher  d’en  admirer  l’architecture  gothique ,  malgi'é  les  préventions  défavorables  que  m’avaient  laissées 


MM  ' 


(4) 

les  églises  de  Barletta.  Notre  guide  sut  d’ailleurs  nous  en  rendre  l’aspect  plus  intéressant  encore ,  en  nous  ap¬ 
prenant  que  ce  fut  de  là  que  le  pape  Urbain  II  lança ,  en  plein  concile ,  1  anathème  contre  ces  pauvres  Grecs 
que  nous  allions  visiter.  Si  ce  n’est  pas  seulement  depuis  cette  époque  que  leur  sort  est  si  déplorable,  au 
moins  faut-il  avouer  que  la  rancune  du  Vatican  n’a  pas  peu  contribué  à  l’abandon  dans  lequel  ils  gémissent , 
et  à  l'indifférence  de  l’Europe  chrétienne  pour  les  chrétiens  de  l'Orient. 

Partis,  le  24,  de  Barri,  nous  fûmes  contraints  par  le  mauvais  tems  qui  ne  discontinuait  pas,  de  relâcher, 
le  25  au  matin,  à  Brindes,  où  quelques  lettres  de  recommandation  dont  M.  Hay  s’était  prudemment  pourvu , 
nous  procurèrent  l’accueil  le  plus  aimable  et  le  plus  empressé.  La  mer  Adriatique  ne  voulant  point  dé¬ 
mentir  à  nos  yeux  les  épithètes  de  cruelle  et  de  perfide ,  que  les  poètes  anciens  lui  ont  données ,  nous  re¬ 
foulait  ainsi  sur  la  côte  à  chaque  instant,  et  nous  forçait  à  chercher  de  port  en  port  un  abri  contre  ses  flots 
courroucés.  Cette  fois  elle  nous  tint  rigueur  plus  long-tems ,  et  nous  fit  séjourner  une  semaine  entière  sur 
la  terre  des  Iapyges  ;  mais  le  charme  des  lieux  et  la  magie  des  souvenirs  me  faisaient  supporter  ce  dernier 
retard  avec  plus  de  résignation.  Le  port  de  Brindes,  presque  comblé  aujourd’hui,  fut  long-tems  le  plus  sûr 
et  le  plus  beau  de  l’Adriatique  5  c’est  là  que  les  anciens  Romains  venaient  s’embarquer  pour  la  Grèce  ;  de  là 
que  Paul-Emile ,  plus  heureux  que  nous,  mit  seulement  huit  heures  pour  aborder  à  Corcyre 5  dans  ce  port, 
deux  grands  ennemis  avaient  été  en  présence  :  César  tenta  vainement  d’y  bloquer  Pompée ,  qui  força  le 
passage  5  Octavie  vint  y  traiter,  pour  Auguste ,  avec  l’amant  de  Cléopâtre  ;  Mécène  y  conduisit  Horace  •  Pa- 
cuve  y  prit  naissance ,  et  Virgile  y  mourut.  Occupé  par  toutes  ces  pensées ,  j’errais  avec  plaisir  dans  l’inté¬ 
rieur  de  la  ville,  hors  de  ses  murs,  cherchant  à  découvrir  quelques  ruines,  dessinant  quelques  points  de  vue, 
et  oubliant,  en  quelque  sorte,  que  nous  demeurions  malgré  nous  sur  ce  rivage.  Nous  étions,  d’ailleurs, 
traités  par  toutes  les  personnes  que  nous  eûmes  occasion  de  voir  à  Brindes ,  avec  trop  d’égards  et  de  préve¬ 
nances,  pour  ne  pas  y  trouver  un  ample  dédommagement  à  la  légère  contrariété  que  nous  éprouvions.  Ces 
mœurs  hospitalières  que  nous  retrouvions  ainsi  aux  confins  de  l'antique  Messapie,  et  dont  il  ne  reste  chez 
les  modernes  Italiens  presqu’aucune  trace,  nous  rappelaient  les  beaux  jours  de  cette  grande  Grèce  que  nous 
venions  de  traverser ,  hélas  !  au  milieu  des  ruines ,  de  l’abandon ,  des  brigands  et  de  la  misère. 


Q/u*  cL 


(5) 

Les  vents  contraires  ayant  cessé  dans  la  nuit  du  4  mars,  nous  déployâmes  nos  voiles.  Le  5 ,  nous  avions 
déjà  dépassé  de  vingt  milles  les  tours  pittoresques  d’Otrante,  quand  le  vent  du  siroc,  qui  règne  presque 
constamment  en  hiver  dans  ces  parages,  vint  de  nouveau  nous  contraindre  à  relâcher.  Nous  mouillâmes 
dans  la  rade  d’Otrante,  où  j’eus  le  tems  de  faire  deux  croquis  de  la  ville;  mais  notre  station  y  fut  de  courte 
durée,  et  nous  laissâmes  dès  le  lendemain  derrière  nous  ce  rivage,  pour  ne  plus  le  revoir.  Le  8,  au  matin, 
nous  découvrîmes  distinctement  sur  notre  droite  l’ile  de  Fano ,  que  l’on  a  prise  long-tems  pour  celle  de 
Calvpso.  Sans  examiner  vainement  les  raisons  qui  s’élèvent  pour  ou  contre  cette  opinion ,  je  me  plus  à  voir, 
dans  cette  petite  masse  de  roches ,  le  séjour  enchanté  d’une  nymphe  auprès  de  qui  Ulysse  n’avait  pu  oublier 
ni  sa  patrie  ni  son  épouse  ;  et  j’étais  trop  heureux  de  retrouver  ainsi  tout  d’un  coup  Homère  et  ses  fables 
divines,  sur  les  frontières  de  l’antiquité  grecque.  J’aurais  volontiers  considéré  de  plus  près  cette  île  immor- 
lalisée  à  la  fois  par  le  poète  de  Chio  et  par  l’archevêque  de  Cambrai;  mais  il  fallut  se  contenter  de  l’aper¬ 
cevoir  rapidement  et  de  loin. 

Notre  vaisseau,  poussé  par  un  vent  frais,  sillonnait  la  mer  Ionienne,  et  nous  ne  tardâmes  pas  à  entrer 
dans  le  canal  de  Corfou.  Nos  regards  avides  d’objets  nouveaux  découvrirent  bientôt,  d’un  côté,  les  hauteurs 
de  Corcyre  couvertes  d’oliviers  et  de  myrthes,  et  de  l’autre  les  monts  Àcraucérauniens ,  avec  leur  neige  et 
leur  aridité.  Ah!  que  ne  pouvais -je  alors  peindre  tout  ce  qui  s’offrait  à  ma  vue!  ces  rocs  inacessibles ,  si 
souvent  frappés  de  la  foudre'  ;  cette  mer  écumante  qui  vient  bondir  sur  la  plage  déserte  de  Loukovo;  cet 
horizon  enchanteur,  ces  nuages  diaprés,  et  ces  mille  accidens  de  lumièi’e  que  le  soleil  et  l’ombre  produi¬ 
saient  tour  à  tour  dans  le  ciel,  sur  la  terre  et  sur  les  eaux!  Mais  la  rapidité  de  notre  marche  ne  m’aurait 
pas  permis  d’en  pouvoir  rien  saisir,  et  je  voyais  à  regret  s’effacer  successivement  ces  divers  aspects  qui  nous 
annonçaient  déjà  si  poétiquement  la  Grèce. 

Vers  le  déclin  du  jour  nous  franchîmes  la  passe,  et  notre  navire  jeta  l’ancre,  avant  la  nuit,  dans  le  port 
de  Corfou.  Le  premier  objet  qui  vint  y  frapper  més  regards  fut  le  pavillon  anglais  flottant  sur  cette  même 
citadelle  où,  vingt  ans  auparavant,  la  France,  prenant  en  quelque  sorte  possession  de  la  Grèce  au  nom  des 
Muses,  avait  fait  arborer  son  étendard  victorieux,  par  les  mains  d’un  jeune  poète2.  Déplorable  destinée 
d’un  pays  pour  lequel  tous  les  grands  événemens  qui  surviennent  en  Europe  sont  sans  résultat  décisif,  et 
dont  l’attente,  au  milieu  des  crises  politiques,  se  borne  à  savoir  quels  seront  ses  maîtres  nouveaux! 

Le  repos  de  la  nuit,  et  un  certain  contentement  de  cœur  presqu’indéfînissable  me  firent  oublier  la  fatigue 
et  le  mal  aise  de  la  mer.  Je  me  levai  joyeux  et  dispos,  et  je  sortis  impatient  de  satisfaire  ma  curiosité.  Enfin 
jetais  en  Grèce;  c’étaient  des  Grecs  que  je  voyais,  le  grec  que  j’entendais  parler;  et,  quoique  cette  langue 
soit  altérée ,  surtout  à  Corfou ,  par  un  mélange  d’idiomes  occidentaux ,  l’accent  en  est  toujours  sonore , 
harmonieux,  cadencé.  Cette  nouveauté  de  langage,  la  physionomie  des  habitans,  l’ensemble  pittoresque  de 
la  ville  fixaient  tour  à  tour  mon  attention.  Je  pris  plaisir  à  errer  ainsi ,  tout  le  jour,  sur  les  quais,  dans  les 


1  C'est  ce  qui  les  a  lait  nommer  Acraucérauniens ,  ou  monts  de  la  foudre. 
3  M.  Arnault,  l’auteur  de  Marins,  etc. 


rues ,  hors  des  murs ,  sans  soins ,  sans  projets ,  et  lame  librement  ouverte  à  toutes  les  impressions  du  moment. 

À  la  vue  dés  lieux  chantés  par  les  poètes,  comme  à  l’aspect  de  ceux  que  l’histoire  a  rendus  célèbres ,  le 
voyageur  est  involontairement  ému  :  la  gloire,  de  quelque  source  qu’elle  dérive,  exerce  sur  l’imagination 
de  l’homme  un  pouvoir  invincible,  qui  en  prouve  la  réalité.  C’était  dans  cette  disposition  d’esprit  que  je 
parcourais  les  environs  de  Corfou;  mais,  plus  occupé  toutefois  d’Homère  que  de  Thucydide,  et  négligeant 
l’histoire  pour  la  fable ,  je  songeais  moins  à  me  retracer  les  dissentions  de  Corcyre  ,  que  les  poétiques  mer¬ 
veilles  de  l’antique  Schérie  5  tant  nous  sommes  enclins  à  nous  intéresser  plus  fortement  à  des  infortunes 
imaginaires  qu’à  des  malheurs  réels!  Rendant  à  ce  séjour  sa  parure  enchantée,  ses  rians  jardins  ,  ses  frais 
ombrages,  je  répétais  les  noms  harmonieux  d’Alcinoüs,  d'Ulysse  et  de  Nausicaa;  j’assistais  aux  récits  de  ce 
Grec,  le  plus  artificieux  des  hommes,  et,  sans  être  aussi  crédule  qu’un  Phéacien  ,  je  ne  prenais  pas  moins 
d’intérêt  aux  fables  du  héros  naufragé.  Mais ,  dans  ce  climat  favorisé  du  ciel ,  l'imagination  ,  à  vrai  dire ,  n’a 
pas  besoin  de  se  mettre  en  frais  pour  embellir  le  paysage  :  tout  y  est  disposé  à  souhait  pour  le  plaisir  des  yeux. 
Je  remontais  ,  le  long  du  rivage,  vers  la  Fortezza  nuova,  quand  je  rencontrai  sur  mes  pas  quelques  Grecs 
dont  les  traits  et  l'habillement  singulièrement  remarquables  ne  ressemblaient  en  rien  à  ce  que  j’avais  déjà 
vu  ;  c’étaient  des  Suliotes ,  qui ,  le  regard  tristement  attaché  sur  la  rive  opposée ,  mesuraient  peut-être  l’es¬ 
pace  qui  les  séparait  de  leurs  montagnes.  Je  me  sentis  soudainement  ému  à  la  vue  de  ces  nobles  et  malheu¬ 
reux  exilés.  Quel  enchaînement  de  victoires  et  de  revers ,  d’héroïsme  et  de  perfidies,  les  avait  amenés  sur 
ces  bords  étrangers  !  Faibles  débris  d’une  tribu  belliqueuse  qui  préféra  toujours  l’exil  ou  la  mort  à  l’escla¬ 
vage,  ils  vivaient,  loin  de  leur  patrie,  du  pain  de  la  pitié;  honteux  de  leur  inaction,  impatiens  de  ressaisir 
les  armes,  et  s’attristant  sans  cesse  au  souvenir  de  leurs  rochers  envahis  et  de  leurs  familles  décimées  par  le 
barbare  Ottoman.  Ce  n’était  pas  là  toutefois  les  premiers  martyrs  de  la  liberté  qu’eût  accueillis  ce  rivage  : 
Caton  d’Utique  et  Cicéron,  après  la  bataille  de  Pharsale,  s’étaient  rencontrés  à  Coréyre,  et  cette  terre  his¬ 
torique  devait,  entendre  bientôt  d’autres  soupirs  inutiles  pour  la  liberté.  Un  Anglais  trafiquait  alors  à  Corfou 
de  l’existence  de  Parga  avec  le  bourreau  des  Grecs.  A  de  tels  souvenirs ,  des  paroles  d’amertume  et  d’in¬ 
dignation  sont  toujours  près  d’échapper  ;  mais  il  les  faut  retenir  par  un  sentiment  de  pudeur ,  qui  sera 
sans  doute  apprécié  par  les  instigateurs  mêmes  de  cet  odieux  marché. 

Ce  jour -là,  je  dînai,  avec  mes  compagnons  de  voyage,  dans  la  citadelle  vieille,  c’est-à-dire  sur  l’em¬ 
placement  de  l’ancienne  Corcyre  ;  nous  y  étions  invités  par  les  officiers  de  la  garnison  anglaise.  J’eus  à 
me  louer,  comme  Français,  de  l’accueil  le  plus  aimable  et  le  plus  poli  de  leur  part.  Le  repas  fut  gai, 
quoique  long ,  le  service  d’une  exactitude  et  d’une  propreté  remarquables.  L’on  s’entretint  de  notre  voyage , 
de  la  Grèce ,  de  l'état  des  îles  Ioniennes  sous  le  protectorat  de  l’Angleterre  ,  et  l’on  vanta  beaucoup  les  bien¬ 
faits  d’un  régime  contre  lequel  on  ne  pouvait  guère  trouver  d’opposition  parmi  les  convives.  Si  je  ne  crai¬ 
gnais  d’être  taxé  d’une  certaine  partialité  nationale ,  je  dirais  cependant  que  j’ai  eu  lieu  plus  d’une  fois 
d’entendre  exprimer  les  regrets  que  les  Français  ont  laissés  à  Corfou  ,  pour  la  facilité  de  leurs  rapports  avec 
les  habitans,  pour  l’affabilité  de  leurs  manières,  leur  douceur,  leur  humanité  et  leur  désintéressement. 
Mais  les  avantages  commerciaux  qui  résultent  de  la  récente  franchise  du  port  de  Corfou ,  doivent  évidem- 


(  7  ) 

ment ,  aux  yeux  de  ces  Grecs ,  avides  de  gain ,  compenser  bien  des  amertumes ,  et  racheter  bien  des  humi¬ 
liations  attachées  à  leur  dépendance  actuelle.  S’ils  ne  sont  point  libres,  au  moins  leur  chaîne  est  dorée,  et 
l'appât  des  richesses  en  allège  le  poids.  A  tout  prendre ,  le  joug  que  portent  ces  insulaires ,  est  aujourd’hui 
encore  préférable  à  celui  sous  lequel  les  tenait  le  despotisme  républicain  de  Venise,  et  il  n’est  point  de  sort 
qu’ils  ne  dussent  bénir,  en  le  comparant  aux  profondes  afflictions  qui  pèsent  sur  les  Grecs  soumis  au 
Croissant.  Ce  n’est  pas  que  la  domination  britannique  soit  douce  :  là  ,  comme  dans  toutes  leurs  colonies ,  en 
Grèce  comme  ailleurs ,  les  Anglais  ne  cachent  point  leur  éloignement  pour  tout  ce  qui  n’est  pas  leur  nation  5 
leur  froideur  inspire  la  contrainte;  leur  sévérité  repousse  l’affection;  leur  orgueil  est  offensant,  leur  inso¬ 
ciabilité  déplaisante  ;  mais  sous  leur  autorité  ,  comme  sous  celle  des  Français  ,  les  Corfiotes  ont  pu  du  moins 
reprendre  leurs  coutumes,  leur  langue,  leur  caractère,  dont  les  avait  peu  à  peu  dépouillés  la  puissance  des 
doges ,  et  cette  tolérance  politique  manque  rarement  son  effet  ;  car  ce  que  les  hommes  aiment  le  mieux 
après  la  liberté ,  c’en  est  l’apparence.  Les  îles  Ioniennes  goûtent  de  plus  aujourd’hui  les  bienfaits  de  l’ins¬ 
truction-  une  université  y  a  été  fondée  sous  les  auspices  d’un  homme  vertueux,  le  lord  comte  de  Guilford, 
dont  la  mémoire  vivra  honorée  parmi  ces  peuples  aussi  long-tems  que  celle  d’un  Thomas  Maitland  y  sera 
flétrie. 

En  arrivant  à  Corfou ,  nous  avions  pris  à  notre  service  un  Grec  qui  parlait  assez  bien  l’italien,  et  qui 
nous  servait  ainsi  tout  à  la  fois  de  domestique  et  d’interprète.  Comme  j’avais  témoigné ,  en  sa  présence ,  le 
désir  de  peindre  quelques  Suliotes,  il  m’en  amena  deux  le  lendemain.  L’humeur  altière  et  même  un  peu 
farouche  de  ces  montagnards ,  m’avait  fait  craindre  qu’il  ne  fût  difficile  de  les  résoudre  à  poser  ;  je  fus 
donc  étonné  de  cet  empressement;  mais  quelques  mots  de  mon  truchement,  prononcés  à  voix  basse,  me 
rappelèrent  qu’il  n’est  point  de  fierté  qui  ne  cède  aux  besoins  impérieux  de  la  vie.  Cette  confidence , 
tout  en  me  mettant  à  l’aiâe  avec  mes  nouveaux  modèles,  me  serra  douloureusement  le  cœur;  car  je  ne 
sache  rien  au  monde  de  plus  propre  à  exciter  la  compassion,  qu’un  soldat  dans  l’indigence.  Familiarisé 
avec  des  idées  d'ambition  ,  exalté  par  le  sentiment  de  la  gloire ,  fier  par  état ,  imprévoyant  par  habitude , 
dans  quel  abaissement  il  se  trouve  plongé ,  quand  il  ne  lui  reste  qu’à  émouvoir  la  pitié  de  ceux  qu’il  aurait 
dû  protéger  ou  combattre  !  Tel  était  sans  doute  l’état  de  ces  infortunés  Suliotes  que  je  voyais  devant  moi  ; 
et  cependant,  à  leur  contenance  assurée,  à  l’expression  de  leur  physionomie  triste,  mais  calme,  je  crus 
deviner  leur  pensée  ;  ils  auraient  pu  me  dire  :  «Oui ,  la  misère  dégrade  tout  ce  qu’elle  touche  ;  elle  a  dû  nous 
flétrir  aux  yeux  des  hommes  ;  mais,  au  fond,  avons-nous  cessé  d’être  ce  que  nous  fûmes?  Le  malheur  n’a 
encore  ni  avili  nos  âmes  ni  amolli  nos  courages ,  et  ces  mains ,  prêtes  à  recevoir  l'aumône ,  saisiraient  au 
besoin  le  glaive  pour  défendre  encore  la  patrie ,  s’il  nous  en  restait  une.  Mais  l’espérance  nous  reste  :  car  ce 
n'est  point  à  la  valeur  que  nous  avons  cédé  ;  nous  n’avons  succombé  que  sous  la  main  des  traîtres ,  et  le 
triomphe  de  la  perfidie  est  aussi  éphémère  que  le  secours  de  la  vertu  est  durable.»  En  effet,  une  année  fut. 
à  peine  écoulée  ,  que  ces  ardens  patriotes  ,  dont  l’infortune  et  l’exil  n’avaient  pas  éteint  le  courage,  arrivant 
les  uns  du  fond  des  Abruzzes,  les  autres  des  bords  ioniens ,  se  réunirent  sous  un  chef  intrépide ,  pour  rentrer 
dans  leurs  montagnes,  dont  les  échos  retentirent  long-tems  de  leurs  chants  de  guerre  et  de  leurs  cris  de  joie. 


(8) 

J’ignore  quel  a  été  le  sort  des  Suliotes  dont  je  reproduis  aujourd’hui  les  traits  ;  mais  le  premier  portait 
un  nom  à  jamais  célèbre  dans  les  fastes  de  la  moderne  Epire.  Pour  se  montrer  digne  des  héros  qui  l’ont 
illustré,  cet  homme  a  dû  mourir,  ou,  s’il  vit.  il  doit  combattre  encore  pour  le  salut  de  la  Grèce.  En 
entrant  assez  brusquement  dans  ma  chambre,  il  se  campa  devant  moi  d’une  manière  à  la  fois  si  résolue 
et  si  naturelle,  que  je  lui  fis  signe  de  ne  changer  ni  de  lieu  ni  dé  pose,  et,  prenant  aussitôt  un  crayon,  je 
m’appliquai  à  saisir  l'expression  de  sa  physionomie,  et  à  retracer  fidèlement  son  costume  ( Voy .  pl.  I)  ;  c’est 
celui  de  presque  tous  les  montagnards  de  la  Selleïde;  cependant  quelques-uns  d’entre  eux,  à  cause  de  leur 
grade ,  ou  pour  d’autres  raisons ,  portent  un  habillement  plus  élégant  et  plus  riche ,  que  j’ai  eu  soin  de 
copier  aussi.  Mon  dessin  achevé,  je  le  montrai  à  mes  deux  Suliotes  ,  qui  parurent  également  frappés  de  la 
ressemblance;  mais  celui  qui  venait  de  me  servir  de  modèle,  plus  démonstratif  que  son  camarade ,  cherchait 
à  me  témoigner ,  par  la  vivacité  de  ses  gestes ,  son  plaisir  et  son  étonnement.  Tout-à-coup ,  détachant  de 
sa  ceinture  une  petite  écritoire  portative,  il  traça  lui-même,  à  côté  de  son  portrait,  quelques  mots  grecs 
que  j’eus  hâte  de  me  faire  expliquer  :  c’était  son  nom  et  celui  de  sa  patrie  ;  Photo  de  Suli.  «  Eh  !  quoi , 
demandai-je  aussitôt,  serait-il  parent  du  fameux  Photo-Tzavellas  et  de  l’héroïne  Moscho  ’?»  Quoique  mon 
langage  fût  inintelligible  pour  lui ,  ces  paroles  parurent  le  frapper  vivement  ;  les  noms  que  je  venais  de 
prononcer,  lui  laissant  deviner  ma  pensée,  il  répondit  affirmativement,  satisfait  et  surpris  à  la  fois  qu’un 
étranger  connût  la  gloire  de  sa  race.  Il  partit  delà  pour  raconter  plusieurs  faits  relatifs  à  la  dernière  guerre 
de  Suli  contre  Ali  Tebelen ,  et  quelques  anecdotes  particulières  aux  héros  de  sa  famille.  Tout  en  m’occu¬ 
pant  du  portrait  de  mon  second  Suliote ,  j’écoutais  les  prolixes  traductions  de  mon  interprète  :  elles  ne 
m’apprirent  rien  dont  je  n’eusse  déjà  connaissance  ;  mais  j’entendais ,  avec  plaisir ,  répéter  ces  récits  de  com¬ 
bats  par  un  témoin  oculaire;  par  l’un  de  ces  mêmes  braves  qui  ont  si  long-tems  troublé  le  repos  et  renversé 
les  projets  du  cruel  et  redoutable  satrape  de  Janina.  A  la  fin  de  notre  séance,  je  me  rapprochai  de  Photo, 
et ,  lui  prenant  amicalement  la  main  :  «  Que  le  ciel,  lui  dis-je,  te  rende  bientôt  la  joie  et  ta  patrie  !  avec  de 
tels  souvenirs ,  l'exil  est  le  pire  des  maux.  ,  Je  vis  sa  figure  se  rembrunir ,  et  il  se  retira  sans  me  répondre. 


1  Au  lieu  de  jurer  par  Dieu,  les  Suliotes  attestaient  leurs  sermens  par  l’épée  de  Photo,  en  disant  :  «  Si  je  mens,  que  l’c'pée  de  Photo  tianche  mes  '  j 
Pho»,  mmmml  la  gloire  d.l  'iplr,  „  la  le, reor  d'Ali,  «*  H.  *  tm*m,  F»  !..  PW  infrèpHee  h  libcrli,  „ 

l'h,»o«  fasse  mention.  Tombé ,  p„  Vohi.on,  a,.e  son  61s,  entre  les  mains  d.  t,mn  de  l’Épine,  Tœ,,llas  .est  appels  d.nant  1.  rednniable  pack».  .  T.  ,6,  - 
»  entre  mes  mains,  lui  dit  Ali;  les  plus  horribles  supplices  t’attendent,  si  tu  refuses  de  me  livrer  Suli;  , 


contraire ,  si  tu  y  consens,  je  m'engage,  au  nom.  di 

-  Prophète ,  à  «endr.  1.  ,1ns  rieke  et  le  pins  poissant  ..ijnenr  de  l'Albanie ,  choisis  et  prononce.  .  -  .  Simple  e^taine  ,  repartit  froidement  Tsarella»  ,  |e  n 


"  puis  traiter  de  la  reddition  de 
>>  entre  tes  mains ,  mon  fils  Photo . 
compatriotes  de  son  engagement  a\ 


;i  tu  m’accordes  la  liberté,  j 


,  à  mon  tour,  à  le  livrer  les  Suliol 


c  Ali,  , 


i  sa  vie  m’est  chère.  •>  Sa  proposition  est  agréée;  Tzavellas  ci 
ur-le-champ ,  écrit  au  satrape  en  ces  termes  : 


relâché;  il  a 


i.  Pour  gage  de  ma  sincérité,  je  laisse , 
ive  dans  ses  montagnes,  lait  part  à  ses 


"  Ali ,  je  me  réjouis  d’avoir  trompé  u 
venger.  Ma  femme,  qui  est  encore  jeui 
de  porter  mon  nom.  Cousomme  ton  cr 


fourbe  ;  je  suis  prêt 
e,  me  laisse  l’espoir  d’avoir  d’aut 
ne,  infidèle:  je  suis  impatient  de 


défendre  ma  patrie  contre  un  brigand  tel  que  toi.  Que  mor 
voir  d  autrés  enlâns.  Si  mon  fils  regrettait  de  mourir  pour  s. 


:r  vengeance  d’un  traître. 


fils  périsse,  s’il  le  faut:  je  saurai  le 
patrie ,  il  serait  indigne  de  vivre  et 


,  ton  ennemi  juré,  Tzavellas.  » 


Moscho ,  femme  du  capitaine  Tzavellas  et  mère  du  vaillant  Photo,  fil  elle-même  des  prodiges  de  valeur  dans  les  différent. 
Ah-Pacha;  son  nom  se  célèbre  encore  dans  mainte  chanson  grecque  et  albanaise.  Après  la  paix  de  Tilsit ,  elle 
qualité  de  major,  lui,  comme  capitaine. 


le  passa  a 


guerres  que  Suli  eut  à  soutenir  contre 
service  de  la  France  avec  son  fils;  elle,  en 


(9) 


Le  portrait  de  Photo  et  celui  de  son  silencieux  camarade  (voy.  pl.  II  )  me  firent  une  sorte  de  réputation 
parmi  les  officiers  anglais  en  garnison  à  Corfou.  Je  dus  à  ce  premier  succès ,  et  à  1  obligeant  intérêt  de  mes 
compagnons  de  voyage ,  d'être  accueilli  par  tous  leurs  compatriotes  avec  le  plus  aimable  empressement. 
Sir  Th.  Maitland  lui-même  voulut  voir  mes  dessins,  et  invita  M.  Hay,  qui  les  lui  avait  montrés,  à  me 
conduire  le  lendemain  à  Butrinto ,  où  se  trouvait  alors  le  Pacha  de  l’Épire.  Cette  forteresse,  située  sur  la  rive 
opposée,  était  le  lieu  qu’Ali  Tebelen  avait  choisi  pour  avoir  avec  le  haut-commissaire  une  dernière  conférence 
au  sujet  de  la  vente  de  Parga.  Plusieurs  étrangers,  curieux  de  voir  le  trop  fameux  visir,  devaient ,  par  la 
même  occasion,  lui  être  présentés,  et  ce  ne  fut  pas  sans  une  vive  satisfaction  que  j’appris  que  je  serais  du 
voyage.  Le  jour  suivant,  en  effet,  nous  montâmes  de  bonne  heure  dans  de  légers  canots  que  les  Corfiotes 
appellent  Lande,  et  nous  suivîmes  de  près  sir  Maitland ,  à  bord  de  la  frégate  le  Glascow,  mouillée  à  peu  de 
distance  des  côtes  d’Albanie.  Ismaël  Bey,  fils  de  Véli  pacha,  et  petit-fils  d’Ali ,  y  était  aussi  attendu.  La  barque 
du  jeune  Prince  ne  tarda  pas  à  paraître,  et  une  salve  de  vingt-un  coups  de  canon  annonça  bientôt  qu’il 
abordait  le  navire  anglais.  La  frégate  était  entièrement  pavoisée;  les  matelots,  montés  sur  les  vergues,  dans 
les  huniers  et  sur  les  haubans ,  agitaient  en  l’air  leurs  bonnets  ,  en  saluant  leur  nouvel  hôte  du  geste  et 
de  la  voix.  Ce  spectacle  avait  à  la  vérité  quelque  chose  d’imposant  à  la  vue;  mais  l’esprit  pouvait-il  être 
également  satisfait  en  pensant  à  qui  et  par  qui  de  telles  marques  d’honneur  étaient  données?  La  première 
puissance  maritime  du  Monde,  l’une  des  plus  avancées  dans  les  lumières  et  la  civilisation  manifestait  ainsi , 
en  présence  même  des  glorieux  souvenirs  de  l’antique  Grèce ,  son  respect  et  son  amitié  pour  la  famille 
d'un  ancien  chef  de  voleurs  que  la  bizarrerie  de  la  fortune  et  l’étrange  abaissement  des  Grecs  avaient 
porté  au  trône  de  Pyrrhus.  Depuis  long-tems  les  fêtes  ,  les  bals  ,  les  banquets  réciproquement  donnés 
et  reçus  par  Ali  Tebelen  et  le  commissaire  de  S.  M.  Britannique,  remplissaient  les  loisirs  que  ces  deux 
importans  personnages  pouvaient  dérober  aux  soins  de  leur  gouvernement  :  et  ce  fut  presque  au  milieu 
des  parties  de  plaisir  que  l’on  traita  avec  mystère  de  la  honteuse  cession  de  Parga ,  que  l'on  marchanda  la 
ruine  de  ce  dernier  refuge  de  la  liberté  mourante  des  Hellènes. 

Ismaël  Bey ,  quoique  à  peine  âgé  de  douze  ans ,  joignait  déjà  à  toute  la  gravité  turque  cette  haute  estime 
de  soi-même  qui  caractérise  le  Musulman  ,  et  ne  lui  laisse  voir  jamais,  dans  les  égards  qu’on  lui  témoigne, 
qu’une  chose  naturellement  due.  Aussi  parut-il  assez  indifférent  à  toutes  ces  démonstrations  de  joie ,  à  tous 
ces  préparatifs  de  fête,  et  quelqu'un  lui  ayant  fait  la  remarque  qu’une  pareille  pompe  n’avait  ordinairement 
lieu  chez  nous  que  pour  les  solennités  royales ,  ce  petit  Pacha  en  espérance  daigna  seulement  alors  laisser 
paraître  un  sourire  sur  ses  lèvres,  et  remercier  par  un  geste  avec  toute  la  dignité  d’un  Sultan.  Comme  on 
l'avait  fait  monter  sur  le  banc  de  quart,  pour  qu’il  pùt  mieux  jouir  du  coup-d’œil  que  présentait  la  frégate, 
il  fit ,  d’un  signe ,  approcher  un  vieillard  qu’on  me  dit  être  le  garde-des-seeaux  de  son  aïeul ,  et  s’appuya 
nonchalamment  du  coude  sur  l’épaule  de  ce  grand  dignitaire ,  dont  la  figure  fut  bientôt  voilée  sous  les 
nuages  de  fumée  qui  s’élevaient  de  la  pipe  du  jeune  Bey.  Pour  moi,  simple  spectateur  de  cette  scène,  je 
ne  savais  ce  qu’il  me  fallait  le  plus  admirer,  ou  de  la  facilité  avec  laquelle  la  fierté  anglaise  se  prêtait  à 
cette  espèce  de  comédie ,  ou  de  l’imperturbable  gravité  d’un  enfant  que  tout  cet  appareil  et  cet  éclat  ne  purent 


(  IO  ) 


déconcerter  un  seul  instant.  La  figure  immobile  d’un  ministre  servant  de  point  d'appui  à  la  pipe  de  son 
jeune  Prince,  n’était  pas  une  chose  moins  curieuse  ,  à  la  vérité,  mais  au  moins  rentrait-elle  dans  les  mœurs 
d’une  nation  chez  qui  tout  ce  qui  n’est  pas  le  souverain  est  esclave. 

Le  petit-fils  d’Ali-Pacha,  reconduit  avec  le  même  cérémonial  jusqu’au  bas  de  l’escalier  de  la  frégate, 
remonta  dans  sa  barque,  et  prit  la  direction  de  Butrinto,  où  nous  ne  tardâmes  pas  à  le  suivre.  Butrinto, 
anciennement  Buthrotum,  capitale  de  la  Chaonie,  n’offre  plus  que  des  ruines  qui  n’ont  jamais  été  bien 
reconnues  5  dans  des  teins  plus  heureux  pour  la  Grèce  ,  et  sous  un  régime  moins  barbare ,  l’on  verra  sans 
doute  un  jour  cette  contrée  explorée  avec  fruit ,  et  ses  richesses  archéologiques  sortir  de  la  nuit  qui  les 
couvre  depuis  tant  de  siècles.  En  attendant ,  les  vers  de  Virgile  et  de  Racine  suffisent  pour  répandre  un 
charme  secret  sur  ces  lieux  où  le  fils  d’Anchise  rencontra  la  veuve  d’Hector ,  où  tous  deux  jouirent  du 
simulacre  d’une  nouvelle  Troie,  et  crurent  retrouver  les  rivages  chéris  du  Xanthe  et  du  Simoïs.  La  for¬ 
teresse  ,  si  l’on  peut  appeler  de  ce  nom  une  misérable  tour  percée  de  barbacanes  et  garnie  de  trois  carions 
du  plus  mince  calibre  ,  n’est  guères  aujourd’hui  que  le  seul  endroit  habité  de  cette  partie  de  la  côte.  Pour  y 
arriver,  nous  fûmes  obligés  de  passer  lentement  au  milieu  d’une  foule  indisciplinée  de  Schypétars  albanais 
à  la  solde  d’Ali-Pacha.  Groupés  ça  et  là ,  sans  ordre  et  sans  précaution ,  les  uns  mangeaient ,  les  autres 
fumaient ,  tandis  qu’un  grand  nombre  se  livraient  encore  au  sommeil ,  et  ni  postes  avancés  ni  sentinelles 
établies  ne  veillaient  à  la  sûreté  de  ce  camp  abandonné  à  la  seule  garde  du  prophète.  U11  pareil  spectacle 
était  pour  nous  aussi  nouveau  que  curieux  :  il  offrait  à  nos  yeux  un  mélange  d’éclat  et  de  malpropreté , 
de  recherche  et  de  désordre ,  une  confusion  de  rangs  et  une  diversité  de  costumes  de  l’effet  le  plus  pitto¬ 
resque;  mais,  comme  artiste,  je  fus  surtout  frappé  de  l’air  martial  de  ces  montagnards  de  l’Épire,  de  leur 
structure  athlétique,  de  la  fierté  de  leur  port ,  de  la  hardiesse  de  leur  regard,  et  de  la  beauté  de  leurs  têtes 
qu’il  eût  suffi  d’orner  d’un  casque  pour  se  représenter  les  héros  d’Homère. 

Parvenus  au  pied  de  la  forteresse  ,  dans  un  vaste  enclos  qu’on  nous  fît  traverser  ,  nous  cherchions 
encore  à  découvrir  le  lieu  où  pouvait  résider  le  puissant  souverain  de  l’Albanie.  Une  vieille  masure  res¬ 
semblant  assez  aux  plus  pauvres  maisons  de  paysan  des  environs  de  Rome ,  s’offrait  seule  à  nos  regards  ; 
elle  communiquait. à  la  tour  par  une  longue  galerie  en  bois  grossièrement  construite,  et  sur  le  milieu  de 
laquelle  s’élevait  une  espèce  de  kiosque  à  la  turque.  C’était  là  le  pied  à  terre  du  Pacha ,  quand  il  venait 
sur  ce  point  du  littoral.  Nous  y  montâmes  par  un  escalier  étroit,  roide,  mal  assuré,  et  dont  le  misérable 
état  répondait  à  celui  du  logis.  Jusque-là ,  rien  11’annonçait  à  nos  yeux  ni  le  faste  oriental ,  ni  l’opulence  du 
Visir;  à  la  vérité,  nous  n’étions  pas  encore  dans  l’un  des  palais  que  sa  cupidité  criminelle  avait  enrichis 
des  dépouilles  de  vingt  Pachas  ;  mais  combien  de  fois ,  par  la  suite ,  ai-je  eu  occasion,  en  Grèce  comme  en 
Turquie,  de  retrouver  le  luxe  et  la  mesquinerie,  l’orgueil  et  la  misère  réunis  sous  le  même  toit.  Nous 
revîmes  dans  la  première  chambre  où  l’on  nous  introduisit,  le  jeune  Ismaël  Bey  assis  auprès  de  son  frère, 
plus  âgé  que  lui  de  quelques  années.  Tous  les  deux,  gravement  occupés  à  fumer,  ils  eurent  à  peine  l’air  de 
nous  apercevoir,  et,  de  notre  côté,  nous  ne  fîmes  que  traverser  cètte  pièce  pour  entrer  dans  la  seconde, 
où  se  trouvait  Ali-Pacha. 


(  -J  ) 

Je  ne  pus  me  défendre  d'une  vive  émotion  au  moment  de  paraître  devant  ce  fameux  personnage  qui , 
depuis  trente  années ,  exerçait  d’une  manière  si  terrible  le  pouvoir  commis  à  ses  mains.  Chaque  instant  de 
son  règne  avait  été  marqué  par  quelque  acte  de  cruauté  ou  par  une  pensée  criminelle  ;  et  l'horreur  qu’il 
inspirait  se  manifestait  même  à  travers  la  conti’ainte  imposée  aux  nombreux  esclaves  qui  l’entouraient.  Ce 
fut  un  de  ces  êtres  stupidement  dévoués  à  la  volonté  et  à  la  garde  du  Pacha ,  qui  nous  ouvrit  la  porte  de 
son  appartement.  Nous  le  trouvâmes  assis  dans  l'angle  d’un  sofa,  en  compagnie  du  général  Maitland  et  de 
trois  dames  anglaises  que  la  curiosité  avaient  sans  doute  attirées  comme  nous  dans  ce  lieu.  Après  avoir 
répondu  à  nos  salutations,  en  portant  la  main  droite  sur  sa  poitrine,  il  nous  invita  gracieusement  à  prendre 
place  sur  son  divan.  Presque  aussitôt  de  jeunes  esclaves,  richement  vêtus,  et  les  cheveux  flottant  sur  leurs 
épaules,  nous  apportèrent  des  pipes,  et  nous  offrirent  du  café  dans  de  petites  tasses  de  porcelaine,  placées 
sur  des  soucoupes  d’argent.  J’aurais  pu  observer,  avec  intérêt,  quelques  autres  particularités  de  ces  mœurs 
nouvelles  pour  nous  ;  mais  mon  attention  s’était  recueillie  tout  entière  sur  Ali-Pacha.  Sa  physionomie  douce 
et  riante,  ses  manières  simples  et  engageantes,  sa  longue  barbe  blanche  donnant  à  sa  figure  un  air  vénérable  , 
étaient  bien  propres  à  tromper,  au  premier  abord,  ceux  qui  n’auraient  pas  été  prévenus  des  dehors  artificieux 
dont  il  couvrait  son  naturel  féroce.  Quoiqu’il  fût  alors  presqu’octogénaire ,  il  était  en  apparence  plein  de 
santé  et  de  vigueur ,  et  passait  pour  n’avoir  aucune  des  infirmités  qui  accompagnent  ordinairement  la 
vieillesse.  Son  visage,  dont  les  outrages  du  tems  n’avaient  pas  altéré  les  traits,  conservait  une  mobilité 
d’expression  que  rendait  plus  remarquable  encore  l’étonnante  vivacité  de  ses  yeux.  Affaissé  cependant  sous 
son  énorme  embonpoint,  il  ne  pouvait  plus  s’asseoir  les  jambes  croisées ,  selon  l’habitude  des  Orientaux. 
Ses  armes,  d’un  poli  admirable,  étaient  placées  près  de  lui  et  à  sa  portée  :  elles  consistaient  en  une  carabine, 
un  long  poignard  et  deux  pistolets  ornés  de  quelques  pierres  précieuses.  Rien  n’annonçait  du  reste,  dans 
son  costume  riche  sans  magnificence,  le  haut  rang  qu’il  occupait. 

Sir  Thomas  Maitland,  en  nous  présentant  tous  successivement  à  Son  Altesse,  me  désigna,  en  particulier, 
comme  un  peintre  français  qui  parcourait  la  Grèce  pour  ses  études  autant  que  pour  son  plaisir,  et 
parla  de  mes  dessins  au  Pacha.  Celui-ci  ayant  exprimé  le  désir  de  les  voir ,  j’ouvris  mon  livre  de  croquis 
que  je  portais  partout  avec  moi ,  et  je  mis  sous  ses  yeux  les  deux  portraits  de  Suliotes  que  j’avais  faits  à 
Corfou.  Celui  de  Photo  parut  fixer  plus  particulièrement  son  attention ,  et,  laissant  tout  à  coup  éclater  ce 
rire  guttural  qui  lui  était  habituel ,  il  s'écria  :  «  Oh  !  pour  celui-ci ,  je  le  connais  j  c’est  un  de  mes  ennemis.  » 
Il  n’était  pas  à  présumer  qu’Ali  pût  reconnaître  aussi  soudainement ,  et  d’après  un  simple  dessin ,  cet  obscur 
soldat  frappé  de  proscription  par  une  mesure  générale  ;  il  ne  prononça  sans  doute  ces  mots  qu’après  avoir  vu 
le  nom  de  Photo  que  ce  Suliote  avait  écrit  lui-même  à  côté  de  son  portrait  ;  et  je  ne  fais  ici  cette  remarque , 
que  parce  qu’il  a  été  mis  en  doute,  pendant  long-tems,  et  par  beaucoup  de  personnes,  que  le  Pacha  sût 
lire.  Le  général  Maitland,  peut-être  autant  pour  sa  propre  satisfaction,  que  pour  la  mienne,  voulant 
profiter  du  moment  où  Ali  paraissait  de  bonne  humeur  et  satisfait  de  ce  qu’il  voyait ,  lui  proposa  de 
me  laisser  faire  son  portrait.  Le  vieux  satrape  ne  répondit  que  par  un  sourire  d’une  expression  singulière , 
et  dont  le  Commissaire  britannique  ,  accoutumé  au  jeu  de  cette  physionomie,  sut  apparemment  deviner 


(  ?2'  ) 

toute  l’intention,  car  il  ne  crut  pas  devoir  insister  :  seulement  il  pria  Son  Altesse  de  vouloir  bien  permettre 
au  moins  que  je  peignisse  ses  deux  petits-fils  Ismaël  et  Méhémet  ;  ce  qui  me  fut  accordé  sur-le-champ  et 
d’assez  bonne  grâce.  Ali ,  s’adressant  ensuite  à  sir  Thomas  Maitland,  convint  avec  lui  dune  partie  de  chasse 
sur  le  lac  de  Butrinto  ,  à  laquelle  il  eut  l’aimable  attention  de  nous  tous  inviter.  L’entretien ,  assez  insi¬ 
gnifiant  par  le  fond,  dura  encore  quelques  instans,  pendant  lesquels  j’eus  occasion  de  remarquer  avec 
quelle  étonnante  facilité  ce  grand  coupable ,  qu’agitaient  sans  doute  en  secret,  et  dans  le  moment  même, 
ses  funestes  pensées  sur  Parga ,  sut  prendre  au  besoin  un  ton  de  plaisanterie  et  de  gaîté,  un  air  de  bonhomie 
et  d’abandon  si  éloignés  de  son  caractère.  Après  avoir  fini  les  secondes  pipes  qu’on  nous  avait  apportées, 
nous  nous  retirâmes ,  laissant  le  général  Maitland  seul  avec  le  Pacha. 

Pour  moi ,  j’allai ,  sans  perdre  de  tems ,  sous  le  kiosque  où  nous  avions  vu  les  jeunes  princes ,  et  leur 
ayant  fait  connaître  l’intention  du  Pacha ,  je  les  trouvai  tous  deux  également  disposés  à  me  donner  sur-le- 
champ  une  première  séance.  Le  plus  jeune,  Ismaël  Bey,  parut  même  oublier  un  moment  cette  gravité  si 
peu  naturelle  à  son  âge,  pour  témoigner,  avec  toute  la  naïveté  de  l’enfance  ,  le  plaisir  que  se  promettait 
sa  curiosité.  C’était  en  effet  une  nouveauté  pour  lui ,  comme  pour  tout  ce  qui  l’entourait  :  je  m’en  aperçus 
à  l’étonnement  que  produisaient,  sur  tous  les  visages,  les  résultats  successifs  de  mon  travail.  Je  remarquai 
surtout  un  vieillard  qui,  ne  cessant  de  parler  tout  haut  et  de  gesticuler  avec  feu,  jetait  tantôt  sur  moi, 
tantôt  sur  mon  dessin,  des  regards  pleins  de  couxtoux  et  d’indignation.  Je  demandai  à  l’interpi'ète,  à  qui  en 
voulait  cet  homme  ;  et  j’appris  qu’emporté  par  l’excès  de  son  zèle  pour  ses  jeunes  maîtres ,  il  m’accablait 
des  plus  horribles  malédictions,  m’accusant  de  vouloir  les  ensorceler  en  retraçant  leur  image.  Ce  préjugé  est 
général  parmi  les  musulmans  de  toutes  les  classes  :  peut-être  même  fut-il  la  seule  cause  secrète  du  refus  d’Ali- 
Pacha  ,  quand  on  lui  proposa  de  me  laisser  faire  son  portrait}  car  son  esprit ,  comme  celui  de  tous  les 
farouches  tyrans,  était  un  singulier  mélange  d'impiété  et  de  superstition,  d’endui’cissement  et  de  faiblesse. 
Heureusement  pour  moi,  l’emportement  de  ce  vieux  fanatique  n’eut  aucune  influence  sur  ces  deux  enfans 
dont  le  plus  âgé,  Méhémet,  doué  d’une  douceur  et  d’une  docilité  remarquables,  aurait  craint  de  déplaire 
au  Pacha,  son  aïeul,  en  me  témoignant  la  moindi-e  répugnance  à  poser.  Quant  à  Ismaël,  d’un  esprit  fier, 
entier,  opiniâti’e,  il  passait  pour  supporter  difficilement  la  contradiction.  L'on  me  conta  qu’un  jour  ce 
petit  despote  courut ,  un  pistolet  armé  à  la  main ,  sur  l’un  de  ses  précepteurs  dont  il  avait  peu  goûté  les 
réprimandes,  et  qui  ne  dut  son  salut  qu’à  une  prompte  fuite.  De  telles  mœurs  peuvent- elles  former  d’autres 
hommes!  Ne  voulant  point,  pour  une  première  fois,  mettre  à  l’épreuve  la  patience  de  mes  jeunes  modèles . 
je  crus  devoir  prendre  congé  d’eux  au  bout  d’une  courte  séance,  en  les  prévenant  que  je  reviendrais  un 
autre  jour  terminer  leurs  portraits. 

Nous  dînâmes  à  bord  du  Glascow  avec  le  général  Maitland ,  que  je  n’avais  pas  encore  eu  le  loisir  de 
beaucoup  examiner.  C’était  un  homme  d’environ  soixante-cinq  ans,  de  haute  taille  et  fort  laid.  On  peut 
même  dire  que  son  aspect  avait,  au  premier  abord,  quelque  chose  de  repoussant.  Ses  manières  un  peu 
brusques,  son  air  habituellement  soucieux,  le  son  de  sa  voix  rauque  et  âpre,  ne  faisaient  qu’ajouter  encore 
à  la  rudesse  naturelle  de  ses  traits.  C était,  au  total,  une  de  ces  physionomies  qu’on  ne  peut  aisément 


dépeindre ,  mais  dont  l'expression  laisse  un  souvenir  ineffaçable.  Les  Corfiotes,  dit  M.  Poucjueville, accoutumés 
à  de  tout  autres  figures ,  n'en  parlaient  qu’avec  épouvante ,  et  1  avaient  surnommé ,  par  antiphrase ,  1  etre 
inci'éé.  Je  ne  pus,  au  reste,  le  juger  sur  ses  propres  discours ,  la  conversation  ayant  presque  toujours  eu  lieu 
en  anglais.  Mais  l’un  de  mes  compagnons  de  voyage,  M.  Hay ,  qui  était  son  ami ,  et  dont  je  ne  saurais  par 
conséquent  suspecter  la  sincérité  ,  m’a  positivement  assuré  qu’il  avait  plusieurs  fois  ouï  dire  à  Thomas 
Maitland  lui-même,  que  les  Grecs  ne  méritaient  pas  l’intérêt  qu’on  prenait  à  leur  sort,  et  que  l’état  d’es¬ 
clavage  où  ils  se  trouvaient  était  peut-être  le  seul  qui  pût  leur  convenir.  Paroles  d'imprévoyance  et  de 
malheur,  qui  expliquent  la  destinée  de  Parga,  et  qui  justifient  assez  la  haine  que  les  Grecs  ont  vouée  à 
cet  aveugle  ennemi  de  leur  salut  et  de  leur  liberté  ! 

De  retour  à  Corfou ,  je  me  fis  un  devoir  d’aller  me  présenter  chez  M.  Chantal ,  gérant  le  consulat  de 
France  dans  les  îles  Ioniennes.  M.  le  duc  de  Narbonne ,  alors  ambassadeur  du  Roi  à  Naples ,  avait  eu  la 
bonté  de  me  donner  des  lettres  de  recommandation  pour  tous  les  agens  consulaires  français  dans  le  Levant; 
ce  fut  sans  doute  à  la  bienveillance  dont  il  daignait  m’honorer  ,  que  je  dus  l’accueil  obligeant  et  flatteur 
qui  me  fut  fait  chez  tous.  Je  trouvai,  dans  M.  Chantal,  cette  urbanité,  cette  politesse,  ces  prévenances 
délicates  qui  me  rappelèrent  avec  un  bien  vif  plaisir,  et  mon  pays,  et  ses  heui’eux  habitans  :  je  me  crus  un 
moment  en  France.  M.  Chantal  me  donna ,  sur  File  de  Corfou  et  sur  les  curiosités  qu’elle  renferme ,  tous 
les  renseignemens  désirables;  il  poussa  la  complaisance  jusqu’à  vouloir  me  servir  lui-même  de  guide  dans 
une  promenade  que  je  fis  aux  environs  de  la  ville;  et  certes  il  m’eût  été  difficile  d’en  trouver  un  plus 
aimable  et  plus  instruit.  Nous  terminâmes  notre  course  par  une  visite  au  joli  jardin  qu’il  possède  dans  la 
presqu’île.  C’est  une  des  positions  les  plus  délicieuses  qu’on  puisse  imaginer,  et  d’où  l’on  découvre  de 
magnifiques  points  de  vue.  En  général,  les  environs  de  Corfou  sont  fort  beaux,  et  dignes  encore  des 
poétiques  descriptions  qui  ont  rendu  cette  île  à  jamais  célèbre. 

Je  n’avais  point  oublié,  au  milieu  de  toutes  ces  distractions,  les  exilés  de  Suli,  dont  le  sort  ne  m’inté¬ 
ressait  que  plus  vivement,  depuis  que  j’avais  vu  leur  indigne  persécuteur.  J’allai  visiter,  dans  leur  intérieur 
même,  quelques-uns  de  ces  infortunés  que  la  rage  d'Ali-Pacha  avait  forcés  de  s’expatrier.  Ils  vivaient  tous, 
retirés  avec  leurs  familles,  dans  de  pauvres  habitations  que  la  pitié  des  Français  leur  avait  fait  construire  à  la 
hâte,  et  tout  près  de  Corfou,  à  l'époque  où,  traqués  comme  des  bêtes  fauves  sur  tout  le  territoire  de  l'Epire, 
la  plupart  tombaient  sous  le  fer  des  bourreaux ,  tandis  qu’un  petit  nombre ,  assez  heureux  pour  fuir  cette 
terre  d’extermination  ,  arrivait  dans  le  plus  affreux  dénuement  sur  les  rivages  ioniens.  Ils  y  trouvèrent 
secours,  hospitalité,  protection.  Le  souvenir  de  tant  de  bienfaits  n’était  pas  éteint  dans  leurs  âmes  :  à  mon 
seul  titre  de  Français,  leurs  réduits  me  furent  ouverts,  et  l’on  m’y  présenta,  en  signe  d’amitié ,  la  pipe  et 
le  café.  Soit  par  l'effet  d’une  méfiance  qui  aurait  été,  du  reste,  bien  excusable,  ou  d’une  modération  natu¬ 
relle  chez  eux ,  ils  me  parurent  en  général  aussi  calmes  dans  leur  ressentiment ,  que  réservés  dans  leur 
douleur.  Je  vis  partout  leurs  armes  oisives ,  suspendues  aux  murs  de  leurs  habitations ,  mais  entretenues 
avec  un  soin  qui  semblait  trahir  le  secret  espoir  qu’ils  avaient  de  les  ressaisir  d’un  jour  à  l’autre  pour  leur 
commune  vengeance.  L'un  d’eux,  à  qui  l’on  donnait  le  titre  de  capitaine,  et  que  je  voyais  traiter  avec  de 


(  *4  ) 

certains  égards  par  ses  camarades  mêmes,  me  raconta,  en  mauvais  italien,  les  longues  calamités  de  son  pays, 
l’héroïsme  de  ses  frères  d’armes ,  les  horribles  persécutions  d’Ali  et  les  secours  généreux  de  ces  Parganiotes 
que  la  haine  violente  du  Pacha  devait  bientôt  livrer  au  même  sort  que  les  enfans  de  Suli.  C e  Palicare , 
dont  je  fis  le  portrait  (  voy.  PI.  111),  avait  une  belle  physionomie,  et,  dans  toute  sa  personne,  quelque 
chose  de  noble  et  de  fier  qui  annonçait  l’habitude  du  commandement.  Son  costume,  d’une  coupe  élégante 
et  commode ,  était  orné  en  partie  de  broderies  d’or  dont  le  tems  n’avait  pas  encore  entièrement  effacé  l’éclat  ; 
et  je  remarquai  que  plusieurs  de  ses  compagnons  d’exil  avaient,  comme  lui,  conservé,  même  au  milieu  de 
leur  détresse ,  cet  extérieur  recherché  et  cette  apparence  de  luxe  dont  le  goût  général ,  parmi  les  Orien¬ 
taux,  ne  fait  trop  souvent  que  rendre  plus  sensible  encore  le  contraste  de  leur  vanité  et  de  leur  dénuement. 

Au  jour  fixé  pour  la  partie  de  chasse  qu’Ali  nous  avait  proposée ,  nous  nous  rendîmes  de  bonne  heure  à 
Butrinto.  Arrivés  sur  les  bords  du  lac,  nous  aperçûmes  le  Pacha  qui  était  déjà  dans  sa  barque,  étendu  sur 
de  nombreux  coussins.  Après  les  salutations,  nous  montâmes  nous-mêmes  dans  les  embarcations  qui  avaient 
été  préparées  pour  nous,  et  l’on  donna  aussitôt  le  signal  du  départ.  Le  canot  du  prince  était  en  tête  de  la 
marche;  le  général  Maitland  suivait  immédiatement  dans  le  sien;  le  nôtre  venait  après,  et,  derrière  nous 
se  réunirent  plusieurs  autres  bateaux  chargés  d’officiers  anglais ,  de  musiciens  et  d’un  grand  nombre  de 
personnes  de  la  suite  du  pacha.  Quand  nous  fûmes  à  peu  près  vers  le  milieu  du  lac ,  les  barques  se  séparè¬ 
rent,  et  prirent  à  volonté  la  position  qui  leur  convenait.  Bientôt  cinq  ou  six  cents  Albanais,  répandus  sur 
tous  les  points  du  rivage,  et,  faisant  l’office  de  chiens  de  chasse,  se  mirent  à  battre  les  taillis  qui  entourent 
le  lac,  en  poussant  d’affreux  hurleinens  pour  effrayer  le  gibier  et  le  diriger  de  notre  côté.  Le  feu  commença 
sur  plusieurs  points  à  la  fois.  Nous  étions  au  centre,  et  tout  près  du  pacha.  Il  avait  à  ses  côtés  deux  jeunes 
Grecs  d’une  beauté  parfaite,  et  très-richement  vêtus;  espèces  de  pages  dont  les  fonctions  spéciales  étaient 
de  charger  ses  fusils  et  de  les  lui  présenter  au  besoin.  Ali  passait  pour  un  excellent  tireur  ;  mais  soit  que 
l’âge,  en  affaiblissant  sa  vue ,  eût  diminué  son  adresse,  soit  qu’il  fût  mal  disposé  ce  jour-là ,  il  ne  put  atteindre 
aucune  pièce  sur  cinq  ou  six  qu’il  ajusta. 

Le  spectacle  que  nous  avions  sous  les  yeux,  était,  du  reste,  magnifique.  Le  soleil  brillait  sans  nuages- 
une  riche  et  précoce  verdure  parait  déjà  les  bois  et  les  flancs  des  montagnes;  le  lac  réfléchissait,  dans 
ses  eaux  limpides  et  tranquilles,  l’azur  des  cieux  et  le  sommet  ombragé  des  collines  qui  couronnent  ses 
bords.  De  nombreuses  embarcations,  où  se  groupaient  pittoresquement  une  foule  de  personnages  revêtus 
des  costumes  les  plus  variés ,  allaient ,  venaient ,  se  croisaient  en  tous  sens  avec  la  légèreté  des  oiseaux ,  tandis 
que  le  bruit  de  la  mousquetterie ,  mêlé  aux  sons  de  la  musique ,  faisait  retentir  au  loin  les  échos.  Vers  le 
milieu  du  jour,  notre  escadrille  s’étant  concentrée  sur  un  seul  point,  l’on  nous  servit  à  dîner  dans  nos  barques 
mêmes.  Le  repas  était  composé  de  poissons,  de  volaille  bouillie  et  rôtie,  de  riz  à  la  turque  et  de  pâtisserie 
grossière  faite  avec  du  miel  et  de  la  farine  de  maïs.  Nous  mangions  magnifiquement  dans  de  la  vaisselle 
plate  appartenant  alors  au  pacha,  mais  dont  on  prétendait  que  Joachim  Murat  avait  été  le  premier  pos¬ 
sesseur.  Ali ,  par  égard  pour  nos  habitudes  ,  avait  eu  l’attention  de  nous  faire  donner  des  fourchettes  et 
des  couteaux;  mais,  selon  l’usage  turc,  il  ne  mangea  lui-même  qu’avec  ses  doigts. 


(  '5  ) 


Ce  repas  ainsi  fait  sur  l’eau ,  dans  la  société  du  plus  puissant  visir  de  l’Empire ,  et  auquel  prenaient 
part  indistinctement  tant  de  personnes  de  nations,  de  mœurs  et  de  conditions  si  différentes,  offrait  un 
coup-d’œil  qui  n’était  pas  sans  intérêt.  Je  ne  pouvais  trop  admirer  surtout  la  sécurité,  la  confiance  d’ Ali- 
Pacha,  au  milieu  de  cette  foule  d’hommes,  parmi  lesquels  il  s’en  trouvait  incontestablement  plus  d’un  qui 
avait  eu  à  souffrir  de  son  horrible  tyrannie.  A  quel  degré  d’avilissement  fallait-il  donc  qu’un  tel  peuple  fût 
arrivé ,  pour  que  son  cruel  oppresseur  même  crût  n’avoir  rien  à  redouter  de  sa  haine  ou  de  son  désespoir  ! 

Comme  notre  barque  touchait  absolument  celle  du  pacha  ,  je  me  plaçai  de  manière  à  le  pouvoir 
considérer  attentivement ,  et  sans  qu’il  pût  le  remarquer.  Depuis  notre  première  entrevue  avec  Ali ,  je 
recherchais  avidement  l’occasion  de  saisir  ses  traits  ;  celle-ci  me  parut  favorable  :  il  avait  refusé  de  me 
laisser  faire  son  portrait;  j’osai  tenter  de  le  faire  malgré  lui,  et,  quoiqu’un  peu  pressé,  j’y  réussis  mieux 
que  je  ne  l’avais  espéré.  Peut-être  dois-je  prévenir  le  public ,  à  propos  de  ce  portrait  et  de  la  barque  d’Ali- 
Pacha ,  qui  fait  le  sujet  de  ma  planche  VIII ,  que  des  copies  de  ces  deux  dessins  ont  été  déjà  publiées 
en  France  et  en  Angleterre  sans  mon  consentement. 

Avant  de  quitter  Butrinto ,  j’obtins  une  deuxième  séance  pour  les  portraits  des  petits-fils  d’Ali  ;  mais 
ce  ne  fut  que  quelques  jours  après  que  je  parvins  à  les  terminer.  Le  jeune  Méhémet  ne  put  jamais 
comprendre  pour  quelle  raison  je  lui  faisais  un  côté  de  sa  jolie  figure  moins  clair  que  l’autre;  quelque 
effort  que  l’on  fît  pour  lui  expliquer  cet  effet  de  lumière ,  il  l'épondait  toujours  :  «  Mais ,  vous  voyez  bien 
»  que  j’ai  toutes  les  parties  du  visage  également  blanches.  »  Ce  jeune  homme  dont  plusieurs  voyageurs , 
et  entre  autres  lord  Byron  ,  se  sont  plu  à  vanter  l’esprit  vif  et  naturel ,  s’étonnait  beaucoup  aussi  de  me  voir 
voyager  avec  des  Anglais,  ce  qui  l'empêcha  d’être  bien  persuadé  que  je  fusse  Français;  observation  singulière 
et  bien  propre  à  caractériser  un  peuple  chez  qui  les  haines  nationales  sont  si  profondes.  Je  fis  encore  deux 
portraits;  l’un  à  Butrinto,  l’autre  à  Corfou.  Le  premier  (PI.  V)  est  celui  du  garde  des  sceaux  d’ Ali-Pacha, 
dont  j’ai  précédemment  parlé;  le  second  représente  un  Suliote  près  de  la  forteresse  de  Corfou,  (  PI.  VI). 

Nous  quittâmes  définitivement  cette  île  le  23  mars.  A  quelques  milles  en  mer  ,  nous  découvrîmes  la 
frégate  le  Glascow  qui  se  dirigeait  vers  Parga  ;  elle  allait  protéger,  contre  les  violences  .d’Ali,  le  départ 
de  ces  mêmes  infortunés  dont  elle  avait  servi  à  négocier  la  ruine.  Protection  dérisoire  !  comme  s’il  restait 
quelque  chose  à  perdre  pour  un  peuple  qu’on  force  de  quitter  à  la  fois  le  sol  qu’il  habitait,  le  ciel  qui  le 
vit  naître ,  et  la  terre  où  dorment  ses  aïeux  ! 

Au  coucher  du  soleil,  nous  débarquâmes  à  Sayadez,  où  nous  passâmes  la  nuit.  Le  24  au  matin,  montés 
sur  d’excellens  chevaux  ,  et  suivis  de  notre  bagage  ,  nous  primes  la  route  de  Philatès.  Cette  ville ,  dont 
la  population  est  mahométane  ,  occupe  le  plateau  d’un  mont  escarpé  :  les  nombreuses  plantations  qui 
la  coupent  et  l’environnent  dans  tous  les  sens ,  ses  jolies  maisons  blanches ,  disséminées  à  la  manière  alba¬ 
naise,  ses  sveltes  minarets,  qui,  de  loin,  semblent  s’élancer  du  milieu  d’une  épaisse  forêt  d’orangers, 
d’oliviers  et  de  citroniers,  offrent  au  voyageur  l’aspect  le  plus  ravissant.  A  peu  de  distance  de  la  ville,  nous 
aperçûmes,  pour  la  première  fois,  quelques  femmes  turques  qui  se  retournèrent  précipitamment  pour  nous 
cacher  leur  visage.  Nous  arrivâmes  vers  six  heures  à  Raveni ,  misérable  bourgade  chrétienne ,  encaissée 


dans  une  gorge  ténébreuse  par  des  montagnes  très-élevées  et  d’un  aspect  sauvage  :  il  fallut  y  passer  la  nuit. 
Le  i5,  nous  commençâmes  à  cotoyer  la  Thyamis,  dont  le  cours  sinueux  embellit  et  fertilise  les  vallées 
de  l’antique  Thesprotie.  La  chaleur  était  déjà  vive;  nous  nous  arrêtâmes,  vers  le  rndieu  du  jour,  pour 
prendre  un  peu  de  repos  et  une  légère  collation  à  l’ombre  d’un  groupe  d’arbres  plantés  sur  la  rive  gauche 
du  fleuve.  La  fraîcheur  de  ce  lieu ,  le  calme  qui  nous  environnait ,  la  beauté  des  sites  que  nous  avions  sous 
les  yeux ,  l’idée  de  ceux  qui  nous  restaient  à  parcourir ,  tout  contribuait  à  me  jeter  dans  cette  douce  et 
vague  rêverie  où  l’ame  se  sent  heureuse.  Au  sortir  de  ce  joli  bosquet ,  nous  passâmes  devant  une  petite 
chapelle  rustique ,  au-dessus  de  laquelle  on  remarque  une  Sainte  Vierge  peinte  à  fresque.  Cette  image , 
objet  de  consolation  et  d’espérance  pour  le  pauvre  Grec  voyageur,  est  horriblement  criblée  de  coups  de 
balles.  D’infames  Turcs,  que  le  hasard  conduit  dans  ce  lieu  ,  y  attestent  ainsi  leur  passage,  et  tout  le  mépris 
qu’ils  ont  pour  le  culte  du  Christ.  A  l’idée  de  tant  d’outrages  d’une  part,  de  tant  de  souffrances  de  l’autre, 
comment  ne  pas  se  demander  s'il  y  a  plus  de  puissances  mahométanes  que  de  puissances  chrétiennes  en 
Europe? 


7  (/ c/t:  C//4U, 


Il  était  nuit  quand  nous  arrivâmes  à  Janina.  Jetais  près  de  l'antique  Dodone.  Je  me  disais,  regardant 
vers  ma  gauche  :  Là  était  la  forêt  sacrée,  la  source  prophétique 5  là  s'élevait  l’autel  de  Jupiter.  Je  foulais  le 
sol,  et  l’obscurité  m’abusait.  Si  j’eusse  visité  ce  lieu  à  la  clarté  du  soleil ,  les  tableaux  peints  par  mon  ima¬ 
gination  se  seraient  évanouis  ;  car  il  ne  l’este  plus  de  Dodone  que  quelques  pierres.  Le  lendemain,  26  mars, 
je  fis  une  promenade  dans  la  ville ,  en  dirigeant  mes  pas  vers  le  palais.  Je  pénétrai  sans  obstacle  dans  cette 
forteresse,  à  travers  une  garde  nombreuse,  que  mon  costume  étranger  n’étonna  point;  j'arrivai  dans  la 
cour  intérieure.  Huit  ou  dix  chevaux  supei’bes ,  richement  caparaçonnés ,  étaient  attachés  par  le  pied  à  un 
anneau  fixé  en  terre;  séparés  les  uns  des  autres  par  des  distances  irrégulières,  ils  manifestaient  leur  ardeur 
par  la  vivacité ,  je  dirais  presque ,  par  l’impatience  de  leurs  mouvemens.  Sous  une  galerie,  au  premier  étage , 
flottaient  les  trois  queues,  enseignes  du  pacha.  Ce  spectacle,  qui  me  donnait  une  idée  du  luxe  oriental, 
m’intéressa  vivement.  Quant  au  reste  de  la  ville ,  il  n’a  rien  de  remarquable  à  l’intérieur.  L’aspeçt  des 
maisons  y  est  triste  et  uniforme;  cependant  je  les  trouvai  assez  bien  construites  pour  des  maisons  turques. 
Je  visitai  le  Bazar  ,  qui  renferme  plusieurs  rues  irrégulières ,  avec  des  boutiques  fort  basses,  où  les  artisans 
travaillent  et  exposent  leurs  marchandises  sous  un  toit  en  forme  d'auvent.  Ce  lieu ,  entièrement  couvert , 
est  fermé  chaque  soir  par  de  grandes  portes ,  et  gardé  en  tout  tems  par  des  chiens  féroces  qui  sont  dan¬ 
gereux,  surtout  pour  les  Francs.  Plusieurs  s’élancèrent  sur  moi  avec  furie;  ils  me  parurent  encore  moins 
hospitaliers  que  leurs  maîtres.  Le  grand  sérail  de  Litharitza  ,  appartenant  au  pacha ,  les  palais  de  ses  deux 
fds,  Mouchtar  et  Yeli,  dont  les  murs  sont  peints  de  brillantes  couleurs,  la  belle  nappe  d’eau  qui  les  avoisine 
et  qui  baigne  le  pied  du  mont  Milchikeli,  tout  cet  ensemble  m’offrait  un  coup-d’œil  d’une  rare  magnificence. 
Je  descendis  sur  le  lac  ;  je  découvris,  dans  la  petite  île  qui  s’élève  à  la  partie  septentrionale  du  bassin ,  un  joli 
village  où  l’on  compte  sept  monastèi’es.  C’est  presque  vis-à-vis  cette  île  que  s’avance  une  espèce  de  promontoire 
formant  l’extrémité  orientale  du  mont  Patkoras,  séparé  de  la  ville  par  un  fossé  navigable,  et  dominé  par  la 
forteresse  et  le  vieux  sérail.  De  tous  côtés  ma  vue  se  reposait  avec  délices  :  je  suivais  des  yeux,  tantôt  les  barques 
des  pêcheurs,  tantôt  les  oiseaux  sauvages,  dont  le  mouvement  et  le  vol  rapide  animaient  le  reste  du  tableau; 
j’eus  peine  à  sortir  du  l’avissement  où  j’étais  plongé,  pour  dessiner  la  vue  du  palais  et  de  la  forteresse , 
(voyez  PI.  IX);  mais  à  mesure  que  j’avançais  dans  ce  travail ,  mes  idées  prenaient  un  autre  cours. 

En  examinant  toutes  les  parties  du  château  où  le  farouche  Ali-lebélen  vivait  tranquille  et  redouté  au 
milieu  de  ses  satellites  albanais ,  de  ce  château  qui  fut  le  théâtre  de  tant  de  crimes ,  de  débauches  et  de 
supplices,  je  me  sentis  saisi  de  plus  d’horreur  que  ne  m’en  aArait  inspiré  la  présence  du  maître;  je  vis  la 
porte  fatale  par  où  l’on  avait  précipité  ces  dix-sept  femmes  grecques ,  qui  toutes  étaient  mères ,  toutes 
remarquables  par  leur  beauté,  et  qui  furent  sacrifiées,  dit-on,  à  la  jalousie  des  belles-filles  du  tyran,  ou 
plutôt  à  sa  propre  vengeance;  car  il  se  vengeait  sur  elles  de  ce  que  la  plus  intéressante  de  toutes,  Euphrosine, 
nièce  de  l’archevêque  Gabriel ,  avait  résisté  à  ses  coupables  désirs.  Il  me  sembla  que  la  porte  venait  de  se 
refermer,  et  que  j’entendais  encore  les  cris  des  victimes.  Je  reportai  ma  vue  sur  l’île  que  j’avais  eu  tant  de 
plaisir  à  contempler  peu  d’instans  auparavant,  et  je  me  rappelai  que,  par  ordre  d’Ali,  l’infortuné  Mustapha, 
pacha  de  Delvino,  y  était  mort  de  faim  à  côté  de  ses  deux  fils,  ensevelis  vivans  dans  la  même  prison.  J’étais 


(  >8) 

douloureusement  affecté  de  ces  souvenirs.  Ainsi  la  barbarie  d  un  seul  homme  avait  pour  toujours  attristé 
des  lieux  que  la  nature  se  plut  à  rendre  enchanteurs. 

Un  an  plus  tard,  j’aurais  trouvé  l’armée  du  sultan  campée  aux  portes  de  la  ville  :  plus  de  quarante  pachas, 
réunis  sous  l’étendard  d’Ismaël-Pachô-Bey ,  y  étaient  accourus  de  tous  les  points  de  la  T urquie ,  pour  demander 
la  tête  d’Ali-Tébélen ,  déclaré  fermanli,  c'est-à-dire,  hors  la  loi,  ou  plutôt,  pour  prendre  part  au  pillage  de 
ses  richesses.  J’aurais  pu  être  témoin  de  l’incendie  allumé  par  ses  ordres ,  et  qui  consuma  la  ville  presque 
entière;  j’aurais  pu  voir  les  habitans  poursuivis  par  les  Albanais,  repoussés  et  égorgés  par  l’armée  ottomane, 
cherchant  à  fuir  de  toutes  parts,  et  périssant  en  foule  dans  les  flammes,  dans  les  eaux,  dans  les  défdés  des 
montagnes,  où  ils  s’étaient  péniblement  traînés.  Pendant  plus  de  deux  ans,  le  redoutable  proscrit,  enfermé 
dans  le  château  du  lac  avec  un  petit  nombre  de  ses  défenseurs ,  puis  resserré  dans  un  étroit  espace  de  ce 
fort,  où  il  avait  entassé  ses  vivres,  ses  munitions,  son  or  et  ses  femmes,  lutta  contre  cinquante  mille 
ennemis  qui  se  renouvelaient  sans  cesse ,  les  écrasa  dans  plusieurs  sorties  ,  et  réussit  à  soulever  contre  eux 
le  reste  de  ces  populations  guerrières  qu’il  avait  voulu  anéantir  dans  le  tems  de  sa  puissance.  Enfin ,  quand 
il  n’avait  plus  pour  domaine  que  le  tombeau  d’Éminé,  la  femme  qu’il  chérissait  le  plus,  et  dont  il  avait 
pourtant  causé  la  mort,  quand  le  nombre  de  ses  sujets  était  réduit  à  une  vingtaine  d’esclaves,  autrefois  les 
exécuteurs  de  ses  vengeances,  il  fit  encore  trembler  les  nombreuses  bandes  deKourchid,  en  menaçant  de 
méftre  le  feu  à  deux  mille  barils  de  poudre  qui  remplissaient  une  caverne  située  sous  le  monument.  C’est 
ainsi  qu’il  avait  rendu  son  asile  impénétrable.  Il  aurait  pu  y  prolonger  sa  résistance ,  si  le  séraskier  ne  l’eût 
attiré  par  trahison  dans  la  petite  île  où  il  fut  lâchement  assailli.  Au  lieu  de  recevoir  à  genoux  le  firman  du 
Grand-Seigneur,  Ali  terrassa  de  ses  propres  mains  le  kafetandgi  qui  l’apportait;  mais  bientôt  cerné  de  tous 
côtés ,  percé  de  balles  et  couvert  de  sang,  il  tomba  et  fut  saisi  par  des  bourreaux,  qui  le  traînèrent  igno¬ 
minieusement  par  la  barbe  et  lui  tranchèrent  la  tête. 

Quand  je  passai  à  Janina,  aucun  des  maux  qu’on  a  vus  fondre  depuis  sur  cette  ville  ne  se  révélait  dans 
l’avenir;  tout  y  était  paisible;  Ali  venait  d’y  rentrer  plus  riche  et  plus  puissant  que  jamais.  Si  quelque  signe 
eût  alors  annoncé  aux  habitans  la  fin  prochaine  du  tyran ,  ils  auraient  accueilli  ce  présage  avec  joie ,  bien 
loin  d’imaginer  que  leur  propre  ruine  devait  précéder  sa  chute. 

Le  27  mars,  avant  de  partir,  je  fis  le  croquis  d’une  mosquée  et  le  portrait  d’un  jeune  seigneur  albanais 
(  PI.  X) ,  qui ,  par  forme  de  remercîment,  tua  et  écorcha  un  mouton  en  notre  présence.  Je  fus  moins  touché 
que  surpris  de  sa  politesse  ;  mais  je  ne  laissai  pas  de  le  regarder  avec  un  intérêt  qu’il  attribuait  sans  doute  à 
sa  dextérité,  et  qui  avait  une  tout  autre  cause.  Son  action  venait  de  me  rappeler  les  héros  d’Homère,  et  de 
me  transporter ,  sans  qu  il  s’en  doutât ,  dans  le  camp  d’Achille.  Les  traits  et  la  tournure  de  cet  Albanais 
prêtaient  assez  à  1  illusion  ;•  il  avait  le  front  noble  et  le  regard  fier;  il  était  couvert  de  dorures  ;  ses  armes 
étaient  aussi  éclatantes  que  celles  qui  furent  forgées  par  Vulcain;  mais  en  causant  avec  lui,  j’appris  qu’il 
était  au  service  d  Ali-Pacha,  et  quil  se  nommait  Lambros ;  déjà  ce  n’était  plus  Achille;  quand  il  nous  eut  fait 
les  honneurs  de  son  mouton ,  il  reprit  sa  pipe  et  se  mit  à  fumer  ;  je  ne  lui  trouvai  plus  rien  d’homérique. 

A  midi,  nous  avions  quitté  Janina,  et  nous  marchions  sur  la  route  de  Larisse;  cette  journée  n’eut  rien 


(  -a) 


<le  fort  pénible.  Après  avoir  pendant  deux  ou  trois  heures  côtoyé  le  lac,  nous  traversâmes  un  terrain  assez 
âpre,  mais  orné  çà  et  là  de  vignobles,  de  platanes  et  d’autres  plants  d’atbres.  De  'teins  en  terns,  un  hameau 
ou  une  ferme  isolée  venait  distraire  nos  regards.  Il  était  environ  cinq  heures,  quand  nous  arrivâmes  au 
khan  *,  voisin  du  pont  de  la  Kyra.  Le  tàrtare  qui  nous  accompagnait,  par  ordre  a  Ali-Pacha ,  nous  y  avait 
précédés,  afin  de  faire  préparer  un  logement,  ou  plutôt,  de  le  retenir  ;  car  nos  hôtes  ne  firent  aucun  pré¬ 
paratif  pour  nous  recevoir.  Nous  prîmes  possession  d’un  vaste  appartement,  qui, servit  en  même  tems 
d’éciîrie  à  nos  dix-huit  chevaux.  Nous  étions  plus*élevés  qu’eux  d’environ  deux  pieds,  mais  aucune  cloison 
ne  les  séparait  de  noùs;  ils  étaient- couverts  par  le  même  toit. ,  et  leur  râtelier  était  voisin  de  notre  table. 
Après  avoir  ainsi  mangé  de  compagnie,  nous  dormîmes  tous  ensemble ,  -les  chevaux  debout,  le  tartare  tout 
habillé  sur  un  morceau  de  tapis ,  les  domestiques  sur  les  bagages  ,  et  nous  dans  nos  petits  lits  en  fer.  Ces 
lits  sont  construits  de  façon  que  les  fers  de  la  monture  se  replient  sur  eux-mêmes ,  et  peuvent  se  loger  dans 
un  sac  de  loilê  cirée;  lès  matelas,  les  draps  et  la  couverture  sont  renfermés  dans  un  sac  pareil;  on  fait  du 
tout  un  seul  paquet ,  de  deux  pieds  et  demi  de  diamètre ,  facile  à  charger,  sur  un  mulet,  et  qui  contient 
ainsi  un  lit  commode,  large  de  deux  pieds  et  demi ,  "assez  semblable  à  nos  lits  de  "repos.  Tout  voyageur 
doit  se  munir  d’un  de  ces  lits.  Nous  fûmes  bien  heureux  d’avoir  les  nôtres,  même  dans  la  fameuse  Athènes, 

autrefois  le  séjour  du  luxe  ‘  efc-d.es  -arts.  Mais  si  l’intérieur  de  notre  khan  était  misérable,  les  bois  et  des 
...  „  *  #  *  ■  0  *  *  m  y  ** ,  ♦  î. 

collines  qui  l’entouraient,  et  surtout  le  voisinage  .du  pont,  rendaient  sa  position  pittoresque.  Je  dessinai  le 

site  ;  il  sert  de  fond  à  la  planche  X. 

Le  28,  nous  aperçûmes  encore,  de  loin  en  loin ,.  des  habitations  et  quelques  traces  de  culture;  mais  à 
mesure  que  nous  avancions,  notre  marche  devenait  plus  difficile  et  l’Jiorizon  plus  triste.  Nous  remontâmes 
jusqu'à  sa  source  la  rivière  de  Mezzovo,  l’ancien  Inachus,  dont  le  cours  est  si  tortueux  qu’il  nous  fallut  le 
traverser  trente  fois,  non  sans  danger  pour  les  hommes  et  les  chevaux,  puisqu’à  la  vingl-unième,  un  de 
nos  mulets  tomba  entre  les  énormes  pierres  dont  le  fleuve  est  obstrué,  et  qu’il  aurait  péri  si  l’on  ne  se  fût 
hâté  de  lui  porter  secours.  Après  avoir  quitté  le  lit  de  l’Inachus,  ou,  pour  mieux  dire,  le  ravin  où  il  coule, 
nous  montâmes  péniblement,  pendant  plus  de  deux  heures,  par  des  chemins  affreux  (PI.  XI).  La  neige 
qui  séjourne  sur  ces  hauteurs  neuf  mois  de  l’année,  et  qui  avait  alors  deux  ou  trois  pieds  d’épaisseur, 
cachait  les  trous  des  rochers;  nos  chevaux  y  trébuchant  à  chaque  pas  faillirent  plus  d’une  fois  se  rompre 
les  jambes.  A  tous  momens,  nous  étions  obligés  de  nous  arrêter  pour  tirer  de  dessous  la  neige  quelqu’un 
de  nos  mulets  avec  une  partie  de  nos  bagages.  Tous  les  gens  de  notre  petite  caravane,  et  même  le  tartare, 
marchaient  à  pied  avec  beaucoup  de  précaution.  Un  seul  anglais,  M.  Hay,  restait  à  cheval.  Je  ne  voulus 
pas  non  plus  en  descendre;  et,  l’esprit  exalté  par  je  ne  sais  quelle  ardeur  poétique,  saisissant  de  la  main 
gauche  la  crinière  de  mon  cheval,  je  m’aventurai  sur  ces  rochers,  à  travers  les  précipices ,  comme  sous  la 
garde  des  divinités  autrefois  protectrices  de  ces  lieux.  C’était  le  Pinde.  Tout  plein  des  merveilles  qu  il  retraçait 
à  ma  mémoire,  je  ne  me  disais  point  alors,  comme  je  l’ai  pensé  quelquefois  depuis,  qu’Apollon  et  les  Muses 
auraient  dû  choisir  un  autre  séjour.  On  assure  que  celui-ci  est  délicieux  l’été;  mais  il  n’était  rien  moins 


C’est  le 


qu’on  donne  aux  auberges  turques. 


(  ao  ) 

qu’attrayant  lorsque  nous  y  passâmes ,  et  il  ne  présentait  à  l’imagination  que  la  difficulté  dy  atteindre.  Point 
de  culture,  point  de  vie;  partout  la  neige;  partout  des  pics  nus  ou  de  noirs  sapins.  Au  reste,  il  faut  se 
souvenir  que,  si  les  poètes  ont  placé  sur  le  Pinde  les  plus  aimables  de  leurs  divinités  ,  jamais  les  historiens 
n’y  ont  vu  que  des  hommes  à  demi  sauvages,  fiers  de  leur  indépendance,  vivant  de  pillage  et  souvent  de 
meurtres.  Dans  tous  les  tems,  ces  sommets  presque  inaccessibles,  ceux  de  FAgrapha ,  du  Xéroméros  et  de 
la  plupart  des  montagnes  de  ce  pays,  ont  servi  de  repaire  aux  brigands  ou  d asile  aux  opprimés.  De  nos 
jours  même,  les  Klephtes  y  ont  souvent  conduit  leurs  troupeaux  ou  le  butin  quils  avaient  enlevé  dans  la 
plaine;  et  maintenant  qu’une  population  à  moitié  régénérée,  ennoblie  par  des  exploits  dignes  des  anciens 
Grecs,  mais  épuisée  par  ses  efforts,  et  massacrée  par  d'innombrables,  bourreaux,  ne  peut  plus  que  fuir  et  se 
disperser,  lé  Pinde  et  les  autres  montagnes  prêteront  encore  l’abri  de  leurs  rochers  et  l’obscurité  de  leurs 
cavernes  à  quelques  pauvres  familles,  reste  infortuné  d’une  nation  qui  a  préféré  la  mort  à  la  servitude. 

A  peine  commençait-on,  en  1819,  à  espérer  la  délivrance  des  Hellènes;  on  était  loin  de  prévoir  leur 
destruction.  Si  ces  sombres  pensées  étaient  venues  alors  s’offrir  à  mon  esprit ,  combien  j’aurais  trouvé  plus 
tristes  ces  solitudes  !  Mais  je  les  traversais  occupé  du  souvenir  des  faits  qui  ont  vieilli ,  sans  songer  aux 
événemens  qui  allaient  naître;  et  quand  tout  d’un  coup,  sortant  des  sombres  forêts  de  sapins  qui  nous 
environnaient,  nous  vîmes  lès  fertiles  plaines  de  la  Thessalie  se  déployer  devant  nous,  parées  d’une 
admirable  verdure  et  brillantes  de  l’éclat  du  soleil  couchant,  je  jouis  de  ce  spectacle  avec  transport.  Nous 
avions  marché  dix  heures ,  et  la  nuit  approchait ,  quand  nous  arrivâmes  au  second  khan ,  sur  la  rive  gauche 
du  Pénée.  L’air  était  vif;  nous  nous  assîmes  sur  des  nattes ,  auprès  d’un  bon  feu.  En  attendant  le  souper , 
nous  écrivîmes  chacun  notre  journal  à  la  lueur  d’une  torche,  ou  plutôt,  d’un  faisceau  de  bois  résineux, 
allumé  par  une  de  ses  extrémités,  et  qui  forcne  un  flambeau  naturel. 

Le  29 ,  après  sept  heures  de  marche ,  nous  arrivâmes  à  un  autre  khan ,  peu  distant  de  ces  monastères 
appelés  Météores.  Que  cette  journée  différait  de  la  précédente!  quel  bonheur  de  parcourir  les  poétiques 
rives  du  Pénée  !  Jamais  les  gracieux  mensonges  de  la  mythologie  ne  s’étaient  présentés  à  mon  imagination 
avec  tant  de  charmes.  Je  voyais  cette  nature  que  les  anciens  poètes  avaient  si  bien  peinte,  la  fraîche  verdure 
des  pelouses,  mille  variétés  de  plantes  et  de  fleurs,  les  arbres  parés  d’un  nouveau  feuillage.  Tantôt  mon  œil 
s’arrêtait  sur  de  grands  bois,  tantôt  il  plongeait  sur  d’immenses  et  vertes  vallées.  Pas  une  seule  route  tracée 
par  la  main  des  hommes;  on  sait  que  la  barbarie  des  Turcs  s’inquiète  peu  de  construire  des  voies  publiques: 
mais  partout  de  jolis  sentiers  creusés  près  du  lit  des  ruisseaux,  et  naturellement  bordés  d’une  espèce  d’aubé¬ 
pine  en  arbre.  La  plaine  s’élargissait  à  mesure  que  nous  avancions.  Bientôt  la  chaleur  devenant  insup¬ 
portable  ,  nous  fûmes  aussi  heureux  de  rencontrer  un  abri ,  que  nous  l'avions  été  la  veille  de  trouver  du 
feu.  On  nous  servit  du  pain  noir,  des  œufs  durs  et  du  vin  rendu  amer  par  un  mélange  de  résine.  Nous 
allâmes  visiter  les  Météores. 

Ils  sont  posés  sur  la  pointe  de  rochers  à  pic ,  comme  l’aire  d’un  aigle  ;  ainsi  ces  chartreuses  aériennes 
méritent  leur  nom.  J’en  comptai  dix  assez  bien  conservées.  Je  m'arrêtai  quelque  tems  /frappé  d’un  coup- 
d’œil  si  nouveau,  puis  je  rejoignis  mes  compagnons  au  pied  d’un  des  rochers.  Ils  appelaient  à  grands 


« 


(  ai  ) 

cris  les  habitans  du  monastère,  qui  parurent  bientôt,  et  qui  firent  descendre  un  filet,  en  forme  de  sac, 
attaché  à  une  longue  corde.  M.  Hyett  se  risqua  le  premier.  Il  se  plaça  dans  le  filet,  bien  accroupi,  et  fut 
élevé,  en  quelques  minutes,  à  cent  trente  pieds  de  hauteur,  au  moyen  d’un  cabestan  manœuvré  par  douze 
moines.  M.  Hay  monta  par  une  échelle  jusqu’à  une  autre  échelle  pliante,  qui  allait  aboutir  à  un  petit  escalier 
pratiqué  dans  le  roc.  Pendant  ce  teins ,  les  caloyers  avaient  redescendu  leur  appareil ,  se  disposant  à  faire  de 
nouveau  tourner  le  cabestan.  J'entrai  dans  le  filet,  et  bientôt  je  me  sentis  suspendu  à  plus  de  cent  pieds  en 
l'air.  Le  premier  ressaut  de  la  corde  me  donna  une  assez  vive  secousse  et  me  causa  une  espèce  de  frisson  ; 
mais  enfin  j’arrivai  et  j’en  fus  bien  aise.  On  nous  montra  une  chapelle  dont  les  voûtes  et  les  murs  étaient 
peints  et  dorés,  un  cloître  fort  propre  et  plusieurs  cellules.  Nous  vîmes  un  caloyer  à  ses  derniers  momens, 
assisté  par  ses  frères  dont  il  paraissait  s’étre  fait  aimer.  Ce  spectacle  excita  plutôt  dans  mon  ame  une  religieuse 
tristesse  qu’il  ne  fit  naître  ce  douloureux  intérêt  qu’inspire  la  vue  d’un  mourant.  Mes  yeux  se  détachaient 
involontairement  de  la  couche  du  vieillard ,  qui  expirait  dans  une  lente  et  douce  agonie ,  pour  se  porter 
sur  les  compagnons  dont  il  était  environné.  Leur  visage  était  pâle,  inanimé;  quelquefois  ils  se  parlaient  à 
voix  basse;  leur  longue  casaque ,  leur  capuchon  noir,  et  le  bonnet  de  feutre  dont  leur  tête  était  couverte, 
ressemblaient  à  des  vêtemens  de  deuil.  Ils  étaient  alors  séparés  du  monde.  On  les  a  vus  depuis ,  au  signal 
de  la  religion  et  de  la  liberté ,  porter  au  milieu  des  combats  la  croix  du  Rédempteur.  Ils  ont  fait  entendre 
les  premiers  chants  de  victoire ,  et  tous  les  jours  ils  donnent  l’exemple  du  martyre.  Nous  descendîmes  du 
monastère,  comme  nous  y  étions  montés.  Je  restai  seul  au  pied  des  rochers  pour  en  dessiner  la  vue,  et  je  ne 
me  retirai  qu'à  la  nuit. 


( 22  > 


Le  3o,  nous  quittâmes  à  regret  le  charmant  pays  où  notre  hôtellerie  était  située.  Après  quatre  heures 
de  marche,  nous  entrâmes  dans  la  ville  de  Tricala,  l’ancienne  Tricca ,  patrie  d’Esculape.  Nous  avions  à  peu 
près  autant  de  chemin  à  faire  jusqu’à  Clocoto.  Nous  y  arrivâmes  avant  le  coucher  du  soleil.  De  là  nous 
apercevions  les  cimes  éclatantes  de  l'Olympe,  et  du  Pinde  ,  également  couvertes  de  neige.  Nous  avions 
rencontré  sur  notre  route  beaucoup  de  chevaux.  Nous  étions  dans  le  pays  des  Centaures.  Mais  un  souvenir 
plus  poétique  et  plus  touchant  nous  fut  retracé  par  un  groupe  charmant  de  jeunes  filles,  accourues  au 
devant  de  nous.  Elles  chantaient  dans  cette  belle  langue  grecque  qui  n’a  presque  rien  perdu  de  sa  douceur, 
et  leurs  chants  exprimaient  que  si  elles  eussent  été  prévenues  de  notre  arrivée ,  elles  auraient  parsemé  la 
route  d’herbe  fraîche  et  fleurie.  N’est-ce  pas  là  une  scène  de  l'Odyssée? 

Le  ier  avril,  nous  déjeûnâmes  près  d’un  puits,  à  l’ombre  d’un  arbre.  Dans  le  même  lieu  reposait  un 
Grec,  voyageur  comme  nous;  il  achevait  de  fumer  sa  pipe  pendant  qu’un  domestique  promenait  son 
cheval.  Son  costume  riche  de  couleur,  et  son  ample  turban,  où  le  rouge  dominait,  me  firent  douter  de 
sa  religion  ;  mais  on  m’assura  qu’il  était  chrétien.  En  effet ,  dans  une  espèce  de  giberne  ornée  de  dessins 
et  de  dorures  ,  qu’il  portait  sous  le  bras,  était  contenu  un  livre  d’évangile.  Ce  livre  n’est  certainement  pour 
ces  hommes  qu’une  sorte  de  talisman  religieux,  puisque  la  plupart  ne  savent  pas  lire.  Quand  je  passai  de 
Constantinople  à  Buckarest  avec  le  prince  de  Moldavie,  je  remarquai  que  plusieurs  Grecs  de  sa  suite 
étaient  munis  de  cet  objet ,  qu’on  ne  leur  voit  qu’en  voyage  ,  et  j’appris  qu’ils  remplaçaient  quelquefois 
l’évangile  par  une  croix,  une  relique  ou  l’image  d’un  saint ,  le  plus  souvent  leur  patron.  Le  même  jour, 
après  dix  heures  de  marche  par  une  excessive, chaleur ,  nous  arrivâmes  à  Tournavo. 

Yéli-Pacha,  fils  d’Ali ,  donna  des  ordres  pour  que  nous  fussions  logés  chez  son  médecin ,  qui  était  Grec, 
et  nous  fît  dire  que  lui-même  nous. recevrait.  Nous  nous  rendîmes  à  cette  audience.  L’entrée  du  palais 
était  obstruée  par  une  multitude  d’hommes  de  toutes  les  classes  et  de  tous  les  pays  voisins  ;  mais  on  nous 
fit  passer  sur-le-champ  dans  une  chambré  où  six  Turcs  et  trois  primats  grecs,  tous  ministres  du  pacha, 
étaient  occupés  à  écrire  sur  leurs  genoux  :  ils  eurent  la  politesse  de  nous  faire  donner  les  pipes  et  le  café , 
puis  ils  se  remirent  au  travail.  Quelques  instans  après, -nous  fûmes  conduits  dans  un  salon  qui  avait  environ 
cinquante  pas  de  longueur,  et  qui  était  décoré  avec  une  bizarre  magnificence.  Sur  un  vaste  divan  on  voyait 
rangés  symétriquement  trente-huit  coussins  amaranthes  ,  sur  lesquels  étaient  brodés  de  charmans  dessins  d’un 
style  oriental.  Les  parois  étaient  enrichies  de  glaces  etde  dorures  ;  le  même  système  de  décoration  se  conti¬ 
nuait  sur  un  plafond  très-élevé  ;  destrophées  dorés  et  en  relief  occupaient  du  haut  en  has  les  quatre  angles; 
des  vues  peintes  grossièrement,  sans  perspective  et  comme  nos  enseignes  de  village,  régnaient  le  long  de  la 
frise.  Dans  des  encadremens  cintrés  ,  diÆsept  fenêtres,  toutps  ouvertes,  laissaient  découvrir  librement  des 
campagnes  déliciëuses *et ,  à  chaque  crojs^,  pendait  une  riche  cage  renfermant  un  serin ,  comme  si ,  sur  cette 
terre  de  servitude ,  l’image  d’un  prisonnier  était  un  accessoire  nécessaire  à  tous  les  tableaux.  Tout  cet  ensemble, 
quoique  barbare ,  ne  manquait  ni  de  grandeur  ni  d’efTet.  Les  personnages  qui  se  pressaient  en  foule  dans  l’ap¬ 
partement  n’étaient  guère  moins  singuliers  que  les  objets  qui  l’ornaient.  Nous  en  vîmes  de  tous  les  costumes , 
de  toutes  les  physionomies,  et  sans  doute  nous  concourions  nous-mémes  à  l’originalité  du  coup-d’œil. 


(»3) 

Deux  canapés  avaient  été  placés  exprès  pour  nous  en  face  du  pacha,  dans  le  fond  de  la  salle,  à  gauche; 
c'est  là  la  place  d’honneur.  Il  était  accroupi  sur  son  divan,  au  milieu  de  trois  Turcs,  qui  se  tinrent  debout 
jusqu’à  ce  qu’il  leur  eût  ordonné  de  s’asseoir,  après  nous  y  avoir  invités  nous-mêmes  par  un  geste.  Nous 
remarquâmes  sa  belle  tête  ,  sa  longue  barbe  noire  et  le  riche  poignard  retenu  à  sa  ceinture.  Son  corps  et 
ses  genoux  étaient  tellement  pliés  et  enfoncés  dans  les  coussins,  qu’on  ne  pouvait  deviner  sa  taille,  ni  voir 
comment  ses  mains  sortaient  de  sa  robe  ou  de  sa  pelisse.  Véli  nous  fit  une  légère  inclination;  il  nous  adressa 
le  premier  la  parole,  s’énonçant  presque  toujours  en  grec,  et  quelquefois  en  italien.  Il  eut  soin  de  rappeler 
l’événement  de  Pai'ga,  et  dit  obligeamment  à  son  interlocuteur  anglais  que  la  nation  anglaise  avait  agrandi 
la  puissance  d’Ali-Tébélen.  Il  parla  ensuite  du  Lion  de  Chéronée,  qu’on  venait  de  retrouver  des  bas-i*eliefs 
de  Thespies,  et  de  quelques  autres  monumens;  puis,  tout-à-coup  ,  il  s’interrompit  pour  nous  offrir,  suivant 
l’usage,  les  pipes  et  le  café.  Un  moment  après,  il  s’infoi-ma  de  nous  plus  particulièrement,  et  parut  étonné 
d’appi'endre  que  j’étais  français.  Un  de  mes  compagnons  m’avait  engagé,  tout  bas,  à  le  lui  cacher,  parceque 
Yéli  nous  avait  fait  la  guerre  et  ne  nous  aimait  pas;  mais  j’aurais  rougi  de  renier  ma  patrie.  Le  pacha  me 
questionna  sur  Napoléon,  sa  femme,  son  fils,  et  demanda  si  la  dispei’sion  de  cette  famille  était  bien  selon  les 
l’ègles  delà  justice;  puis  il  ajouta, en  souriant,  qu’autrefois  un  bai’bier  français  qui  venait  en  Grèce ,  faisait 
plus  de  sensation  qu’aujourd'hui  un  ambassadeur.  Je  compris  que  les  derniers  malheui’s  de  la  France  l’avaient 
l’abaissée  aux- yeux  de  ce  bai’bare.  Je  lui  fis  l’épondre  que  jamais  la  grandeur  de  mon  pays  n’avait  tenu  à 
un  seul  homme,  que  nos  revers  n’avaient  pas  été  sans  gloire,  et  que,  'pour  moi,  j’étais  heureux  et  fier 
d’être  né  fi’ançais.  Le  pacha  m’avait  écouté  avec  attention;  mais  je  ne  sais  si  l’interprète  ti-aduisit  fidèlement 
ma  réponse;  il  y  eut  un  instant  de  silence.  Bientôt  on  apporta  d’autres  pipes.  Véli  pi’oposa  de  nous  faire 
entendi’e  une  cantatrice  italienne.  La  signora  vint  lui  baiser  la  main  ;  mais,  priée  de  chanter,  elle  s’excusa, 
et  se  plaignit  de  ce  que  l’on  avait  désaccordé  son  piano.  Le  pacha  n’ayant  plus  rien  à  nous  dire ,  nous  offrit  sa 
voiture  pour  nous  conduii-e  à  la  vallée  de  Tempé.  Mes  compagnons  acceptèrent ,  et  nous  prîmes  congé  de 
Sa  Hautesse. 

Telle  fut  notre  première  enti’evue  avec  le  fils  d’Àli-Pacha ,  qui  ne  ressemblait  à  son  père  que  par  sa  cruauté 
et  par  ses  vices.  «  On  sait,  dit  M.  Pouqueville  %  qu’on  avait  traduit  pour  Véli  les  livres  les  plus  obscènes 
»  de  l’Europe.  Il  se  complaisait  à  mêler  la  douleur  aux  plaisirs,  en  ensanglantant  par  des  morsures  les  lèvi’es 
»  de  la  beauté  qu’il  profanait,  en  déchirant  avec  ses  ongles  les  formes  qu’il  avait  caressées.  De  mon  tems, 
»  on  voyait  encore ,  à  Janina,  une  victime  de  sa  lubricité ,  à  laquelle  il  avait  fait  couper  les  oreilles  au  sortir 
»  de  ses  bras.  »  Notre  hôte ,  son  médecin ,  nous  apprit  que  ce  prince  était  dévoré  en  secret  par  les  plus 
honteuses  maladies  ;  ce  qui  ne  l’empêchait  pas  d’avoir  un  sérail. 

Le  3  avril ,  le  pacha  ,  fidèle  à  sa  promesse ,  fit  mettre  à  nos  ordres  une  bonne  voiture  à  six  chevaux , 
et  nous  partîmes.  Un  de  ses  agas  nous  accompagnait  à  cheval ,  avec  le  tartare  et  notre  interprète.  Après 
une  heure  et  demie  de  marche,  nous  arrivâmes  sur  les  bords  du  Pénée,  qui  sont  tristes  et  dépouillés 

■  Planche  XXVI I. 

*  Histoire  de  la  Régénération  de  la  Grèce ,  lom.  î,  pàg.  >of 


C»4) 

d’arbres  en  cet  endi'oit.  Pendant  que  l’on  s’occupait  à  placer  la  voiture  dans  le  bac ,  j’esquissai  le  mont 
Olympe  qui  élève  majestueusement  ses  cimes,  brillantes  de  verdure  en  été  comme  celles  du  Pinde, 
mais  alors  à  moitié  couvertes  de  neige.  L’Olympe  n’offre  point  de  ces  beautés  sauvages  et  terribles  qui 
saisissent  d’étonnement  à  la  vue  des  Alpes ,  auxquelles  plusieurs  voyageurs  l’ont  comparé ,  ou  ,  s’il  en 
rappelle  quelques  aspects,  c’est  toujours  avec  des  teintes  infiniment  adoucies.  Après  avoir  passé  le  fleuve, 
nous  marchâmes  environ  deux  heures  avant  d’arriver  à  Baba.  Nous  venions  de  traverser  plusieurs  champs 
de  blé  nouvellement  levé  ;  nous  gémissions  de  fouler  ces  moissons  en  herbe ,  et  de  détruii'e  les  espérances 
de  quelques  malheureux  Grecs;  mais  c’était  la  voiture  du  maître,  et  le  chemin  était  raccourci  de  quelques 
milles.  Là  le  tartare  et  l’aga  nous  quittèrent  pour  se  diriger  vers  Ambelakia  ,  village  situé  sur  une  hauteur 
qui  domine  Baba,  promettant  de  nous  y  faire  préparer  un  repas  de  visir. 

Il  nous  fallut  descendre  de  voiture  et  monter  à  cheval,  en  entrant  dans  la  gorge  de  Tempé.  Mon  imagi¬ 
nation  lavait  d avance  embellie  des  objets  les  plus  ravissans;  nous  passâmes  d’abord  à  travers  une  forêt  de 
platanes;  bientôt  nous  fûmes  obligés  de  marcher  entre  des  rochers  immenses,  sauvages,  d’un  caractère 
imposant,  mais  triste,  qui  bordent  la  rive  droite  du  Pénée.  Et  c’était  là  cette  contrée  si  riante  et  si  chère 
aux  poètes!  Nous  avions  déjà  parcouru  le  vallon  dans  toute  sa  longueur,  que  j’en  cherchais  encore  les 
charmes.  Etait-ce  que  1  imagination  des  anciens  avait  été  plus  loin  que  la  nature?  Ou  bien,  ces  lieux  avaient- 
ils  été  désenchantés  en  subissant  le  même  despotisme  que  les  hommes?  Quoi  qu’il  en  soit,  je  ne  reconnus 
point  cette  Tempé  dont  Fénélon  voulait  aller  goûter  les  délices. 

Dans  cette  course,  j’avais  fait  plusieurs  croquis;  un  d?eux  fait  le  sujet  de  la  vignette  ci-dessous.  Non  loin 
J  une  forteresse  en  ruines,  je  lus  à  la  surface  d’un  rocher ,  sur  une  tablette  taillée  dans  le  roc  même ,  l’ins¬ 
cription  suivante  :  Cassais.  Longin.  Pro.  'Cos.  Tempe.  Munivil.  Il  est  à  croire  que  ce  fort  était  l’ouvrage  d’un 
lieutenant  qui  servait  dans  l’armée  de  César,  à  la  journée  de  Pharsale. 


Il  fait  le  fond  de  la  planche  XII, 


Après  avoir  contenté  notre  désir,  plutôt  que  satisfait  notre  curiosité,  nous  revînmes  sur  nos  pas,  et  nous 
nous  empressâmes  d’aller  chercher  à  Ambelakia  le  repas  somptueux  qui  nous  avait  été  promis.  Il  aurait  pu 
être  servi  avec  plus  de  magnificence ,  mais  non  avec  plus  de  soin  ni  d’empressement;  la  contenance  des 
pauvres  Grecs,  dont  la  maison  avait  été  ainsi  occupée  au  nom  du  pacha,  leur  silence  et  leur  sérieux,  tout 
annonçait  l'habitude  de  l’esclavage  et  de  l’oppression.  Nous  profitâmes  du  reste  de  la  journée  pour  visiter 
les  ateliers  d’Ambelakia.  Ce  village,  tout  peuplé  de  Grecs ,  était  autrefois  florissant  ;  on  tirait  de  ses  fabriques 
une  grande  quantité  Salarias,  espècé  de  cotonnade  rayée,  et  de  tissus  pluchés  nommés Jocotis.  Cette 
industrie  était  déjà  beaucoup  tombée,  lorsqu’en  l8i5,  une  peste  cruelle  vint  ravager  la  Thessalie,  et  frapper 
la  plus  grande  partie  des  artisans.  En  1819 ,  Ambelaltia  commençait  à  se  relever  de  ce  désastre  ;  mais  un 
autre  fléau ,  la  guerre ,  y  a  éclaté  depuis.  Parmi  las  ouvriers ,  je  trouvai  un  Français  qui  avait  été  canonnier 
à  Corfou.  J’eus  le  plaisir  de  parler  avec  lui  ma  langue ,  et  je  lui  fis  plusieurs  questions ,  auxquelles  il 
s’empressa  de  répondre.  J’appris  de  la  sorte  qu’il  brûlait  de  revoir  son  pays,  et  qu’il  n’était  retenu  que  pâl¬ 
ie  besoin  d’une  petite  somme  qu’il  n’avait  pu  amasser  par  son  travail.  Je  fus  touché  de  ses  regrets;  ils  me 
parurent  si  naturels ,  que  je  n’examinai  pas  de  bien  près  la  vraisemblance  de  son  récit.  Je  le  pressai  d’accepter 
quelques  piastres,  en  lui  recommandant  de  me  rejoindre  à  Athènes,  où  je  pourrais  lui  procurer  les  moyens 
d’achever  sa  route.  Quand  il  fut  muni  de  toutes  les  instructions  nécessaires ,  je  le  quittai ,  bien  persuadé 
que  je  ne  tarderais  pas  à  le  revoir  ;  mais ,  depuis  lors ,  je  n’ai  plus  entendu  parler  dé  lui ,  et  les  personnes  près 
de  qui  je  pris  des  renseignemens  à  Athènes,  me  démontrèrent  que  j’avais  été  sa  dupe. 

En  descendant  d’ Ambelaltia,  je  fis  un  croquis  de  Baba,  où  nous  arrivâmes  après  une  heure  de  marche. 
Nous  passâmes  le  fleuve  dans  un  bac  pour  parcourir  Tcmpé  sur  l’autre  rive  du  Pénée,  et  y  chercher  d’autres 
sites,  ne  pouvant  renoncer  à  nos  illusions.  Nous  découvrîmes  en  effet  quelques  paysages  plus  agréables, 
mais  rien  qui  répondît  à  ce  que  nous  avions  espéré.  Sur  ces  bords  autrefois  couverts  de  lauriers,  un  seul 
s’offrit  à  nos  regards.  Les  Grecs  le  nomment  encbre  Daphné.  Il  nous  rappela  la  métamorphose  de  la  nymphe 
aimée  d’Apollon.  J’en  emportai  quelques  feuilles.  La  vue  de  cet  arbre  isolé ,  et  celle  d’un  charmant  petit 
Grec  que  nous  rencontrâmes  dans  un  khan ,  furent  les  seules  choses  qui  nous  aient  rappelé  l’antique  vallon 

des  poètes. 

La  voiture  du  pacha  nous  reconduisit  à  Tournavo.  Le  5 ,  dès  le  matin ,  une  députation  de  V éli  vint  nous 
chercher;  l’Arnaoute  (pl.  XII)  et  le  Grec  (pl.  XIII)  en  faisaient  partie.  Nous  étions  attendus  au  palais. 
Mêmes  préparatifs,  même  tableau  qu’à  la  première  présentation  ;  la  conversation  prit  aussi  le  même  tour; 
force  complimens  échangés  entre  le  Turc  et  M.  Hay,  qui  était  l’orateur  en  titre  dans  toutes  les  circonstances 
de  ce  genre.  Cependant  on  dit  quelques  mots  des  anciens ,  et  Véll  parut  bien  aise  de  nous  montrer  son 
érudition;  nous  fûmes  du  moins  convaincus  qu’il  avait  entendu  parler  de  son  prédécesseur  Achdle.  Des 
anciens,  on  passa  aux  modernes,  et  le  pacha  eut  grand  soin  d’appuyer,  en  me  regardant  avec  un  malin 
sourire,  sur  ce  qu’il  appelait  la  décadence  des  Français.  Je  ne  pus  m’empêcher  de  sourire  moi-même  de  la 
stupide  satisfaction  de  ce  barbare,  qui  s’imaginait  de  bonne  foi  que  la  France  était  tombée  bien  au-dessous 
de  son  pachalick,  et  qu’il  avait  le  droit  de  la  traiter  avec  mépris  depuis  qu’il  ne  tremblait  plus  au  bruit  de 


(  ’ô) 

ses  armes.  Mais  comme  s’il  eût  voulu  atténuer  l’impression  fâcheuse  qu  il  croyait  avoir  faite  sur  mon  esprit, 
et  me  dédommager  de  ses  sarcasmes ,  il  me  témoigna  le  désir  de  voir  quelques-uns  de  mes  dessins.  Puis  il 
s’adressa  collectivement  à  tous  ses  hôtes ,  les  félicita  sur  leur  goût  pour  les  voyages  et  leur  amour  pour  1  étude , 
et  leur  proposa  une  promenade  pour  l’après-midi  ;  mais  nous  avions  pris  congé  du  fils  d  Ali-Tébélen ,  et 
nous  ne  le  revîmes  plus. 

Quoique  je  n’eusse  pas  emporté  de  lui  un  souvenir  bien  favorable ,  je  ne  pus  me  défendre  d  un  sentiment 
de  pitié,  en  apprenant  par  la  suite  que  ce  malheureux,  forcé  de  se  soumettre  à  la  Porte  et  de  trahir  son 
père ,  avait  terminé  sa  honteuse  carrière  par  une  mort  plus  lâche  que  sa  vie.  Après  qu  il  eut  livré  les  châteaux 
de  Prévésa  aux  délégués  du  sultan  ,  on  1  exila  dans  1  Asie-Mirieure.  Il  y  fut  traite  d  abord  avec  ménagement; 
mais  quand  la  ruine  d’Ali-Pacha  eut  été  consommée ,  il  reçut  lui-même  l’ordre  de  mourir.  Il  entendit  à 
genoux  sa  sentence,  baisant  presque  les  pieds  de  ceux  qui  la  lui  apportaient.  Ses  basses  supplications  ne  lui 
épargnèrent  aucune  des  horreurs  qui  accompagnent  ordinairement  les  exécutions  en  Turquie.  On  étrangla, 
sous  ses  yeux ,  un  de  ses  fils  et  son  frère  Salick ,  le  bien-aimé  d’Ali  ;  ses  filles  furent  traînées  au  bazar ,  et 
vendues  à  des  bergers  turcomans  *. 

Avant  de  quitter  Tournavo,  je  voudrais  dire  quelques  mots  de  cette  ville;  mais  je  n’y  trouvai  rien  de 
remarquable.  S’il  est  vrai,  comme  on  l’a  prétendu,  qu’elle  comptait,  vers  le  milieu  du  xvue  siècle,  trois 
mosquées  et  dix-huit  églises,  elle  est  considérablement  déchue;  il  n’y  a  plus  aujourd’hui  à  Tournavo  que 

quelques  familles  turques,  et  deux  ou  trois  mille  Grecs  qui  doivent  être  tombés  dans  la  plus  grande  misère, 

•  *  -  . 

s'ils  ont  survécu  aux  derniers  bouleversemens. 

Le  6,  j’eus  le  tems  de  dessiner ,  avant  mon  départ ,  l’aga  qui  nous  avait  accompagnés  dans  notre  excursion 
à  Tempé  \  Nous  montâmes  à  cheval  à  huit  heures,  et,  avant  dix,  nous  étions  dans Larisse.  En  approchant 
des  faubourgs,  on  retrouve  le  Pénée,  dont  les  rives  sont  bordées,  en  cet  endroit,  de  saules  et  de  platanes. 
La  fraîcheur  du  coup-d’œil ,  au-dehors ,  contraste  avec  des  rues  étroites  et  fangeuses ,  au-dedans.  Cette  ville, 
de  la  plus  haute  antiquité ,  et  célèbre ,  dès  son  origine ,  parmi  les  cités  de  la  Grèce ,  a  passé  successivement 
sous  le  joug  des  Romains,  des  Français,  des  Bulgares  et  des  Turcs.  Elle  n’a  conservé  de  sa  première  splen¬ 
deur  que  de  vains  souvenirs  et  des  monumens  mutilés.  Dans  l’écurie  où  se  rafraîchirent  nos  chevaux,  il  y 
avait  six  belles  colonnes,  dont  deux  en  porphyre  ;  le  portique  d’une  mosquée  voisine  était  soutenu  par  des 
colonnes  de  marbre,  parmi  lesquelles  j’en  remarquai  une  de  vert  antique,  substance  qui,  du  reste,  est  fort 
commune  à  Larisse.  Nous  allâmes  visiter  un  théâtre  ancien,  ou,  plutôt,  l’emplacement  où  il  était  construit; 
mais  nous  ne  vîmes  point  le  tombeau  d’Esculape,  et  nous  ne  voulûmes  acheter  aucune  des  médailles  qu’on 
nous  offrit ,  dans  plusieurs  quartiers ,  à  un  prix  fort  au-dessus  de  leur  valeur. 

On  se  fait  à  peine  une  idée  de  la  saleté  de  Larisse  ;  on  rencontre  à  chaque  pas  des  amas'  d’immondices  et 
des  flaques  d’eau  croupissante  ;  rien  ne  saurait  être  comparé  à  cette  malpropreté ,  si  ce  n’est  l’aspect  misé¬ 
rable  deshabitans,  et  «  Cependant  nulle  ville  ne  serait  plus  convenablement  située  pour  être  le  séjour  d’une 

'  Pouqueville,  Histoire  de  la  Régénération  de  la  Grèce. 

»  Planche  IX. 


»  population  heureuse  ,  et  le  centre  d'un  commerce  étendu.  Placée  sous  le  plus  beau  ciel.de  l’Europe, 
»  rafraîchie  par  la  température  de  l’Olympe,  ombragée  par  le  mont  Ossa,  entourée  de  coteaux  couverts 
»  de  productions  variées ,  baignée  par  un  fleuve  que  quelques  travaux  rendraient  navigable  pour  les 
»  barques,  la  capitale  de  la  Thessalie  prendrait  un  rang  éminent  dans  la  Grèce,  à  cause  de  sa  position  et 
»  des  rapports  qui  s’établiraient  dans  ce  grand  marché  *.  »  Mais  peut-on  s’étonner  de  cette  misère  et  de 
cette  dégradation ,  quand  on  apprend  qu’il  suffisait  à  un  janissaire  d’envoyer  un  mouchoir  brodé  à  tout 
chrétien  devenu  père,  pour  lui  signifier  que  l’enfant  nouveau-né  devenait  à  l'instant  même  son  Raia? 

Nous  partîmes  deLarisse  vers  le  milieu  du  jour,  marchant  à  travers  une  campagne  coupée  de  ruisseaux. 
A  trois  heui'es,  nous  fîmes  une  halle  sur  l’herbe,  près  d’une  fontaine.  Nous  étions  dans  la  plaine  de  Pharsale, 
et  la  célébrité  des  lieux  élevait  notre  esprit  aux  plus  hautes  méditations,  quand  des  femmes  turques  vinrent 
se  placer  à  quelque  distance  de  nous.  Elles  eurent  la  précaution  de  nous  tourner  le  dos  pour  prendre  leur 
repas  ;  ët ,  après  l’avoir  fini ,  elles  se  mirent  à  fumer.  Peut-être  étaient-elles  assises  au  même  lieu  où  César 
avait  planté  sa  lente.  Depuis  la  défaite  de  Pompée,  combien  de  vicissitudes  cette  malheureuse  contrée  avait 
subies! que  de  peuples  l'avaient  tour  à  tour  arrosée  de  leur  sang  !  Là  reposaient  les  compagnons  de Blachavas , 
et  leurs  ossemens  recouvraient  les  ossemens  confondus  des  Grecs,  des  Romains  et  des  Bulgares. 

Nous  continuâmes  notre  route;  après  trois  heures  de  marche,  nous  t  ..râmes  dans  la  petite  ville  de 
Pharsale ,  qui  renferme  une  population  de  quatre  ou  cinq  mille  âmes ,  et  qui ,  comme  Larisse  ,  n’offre  de 
remarquable  que  son  nom. 

Le  7,  nous  nous  arrêtâmes  près  de  Zomoco  ;  nous  déjeunâmes  sous  un  beau  platane ,  pendant  qu’un  Grec , 
suivant  l’usage ,  promenait  nos  chevaux.  Après  six  heures  de  marche ,  nous  arrivâmes  à  Zeitoun ,  située ,  sur 
l’emplacement  de  Lamia.  La  ville  est  bâtie  sur  le  penchant  d’une  montagne ,  et  dominée  par  un  château 
en 


(*8) 

A  cette  époque,  tout  y  était  dans  le  calme  de  la  servitude;  mais,  depuis  lors,  Zeitoun  a  entendu  le  bruit 
des  combats.  Là  ont  triomphé  les  vengeurs  de  la  Grèce ,  Ipsilanty ,  Odysseus,  Nicitas  et  leurs  frères  d  armes. 
Là,  Marcos  Botzaris  a  péri.  • 

De  la  maison  où  nous  étions  logés ,  nous  découvrions  près  de  nous  cette  large  baie  qui  sé  déploie  pour 
former  l’Euripe  ;  dans  le  lointain ,  les  sommets  de  l’OEta ,  du  Permesse  et  des  Thermopyles ,  dont  une  vaste 
plaine  nous  séparait.  Nous  l’eûmes  bientôt  traversée. 

Le  8,  nous  étions  sur  les  bords  du  Spèrchius,  dans  le  khan  de  la  Hellada ,  qui  porte  aussi  le  nom  d’Eleu- 
lerochori.  Ce  nom  avertit  le  voyageur  qu’il  foule  une  terre  où  vécurent  toujours  des  hommes  libres,  depuis 
les  Di'yopes  et  les  Doriens  jusqu’à  ces  bandes  de  Klephtes,  qui  ont  conservé  les  mœurs  et  l’indépendance 
de  leurs  aïeux.  Je  saluai  le  fleuve  auquel  le  fils  de  Pélée  avait  consacré  sa  chevelure. 

Nous  passâmes  le  pont  de  la  Hellada  ;  puis,  après  avoir  franchi  l'OEta,  nous  suivîmes  pendant  l’espace  de 
deux  milles  la  base  de  la  montagne  ‘jusqu’aux  sources  des  Thermopyles.  Ces  eaux  chaudes  et  sulfureuses 
jaillissent  de  plusieurs  endroits  aux  pieds  des  rochers,  qui  ne  laissent  croître  dans  leurs  intervalles  que  des 
oliviers  sauvages  et  quelques  buissons.  Une  pierre  militaire' les  restes  d’une  forteresse  grecque ,  un  corps- 
de-garde  albanais,  sont  les  seuls  objets  qui  appellent  les  regards  dans  cette  espèce  de  désert;  mais  nous 
cherchions  des  traces  d’un  tems  plus  reculé  et  plus  fameux.  Enfin ,  à  peu  de  distance  d’une  ancienne  voie 
militaire,  construite  par  les  Romains  aux  frais  de  la  Grèce,  nous  remarquâmes  un  tumulus  assez  bien 
conservé.  Etait-ce  le  tombeau  de  Léonidas  et  de  ses  compagnons?  Saisi  de  respect  à  cette  vue,  je  me  per¬ 
suadai  sans  peine  que  je  marchais  sur  la  cendre  des  trois  cents  immortels.  Je  déposai  sur  le  tertre  une 
couronne  de  fleurs.  Ces  fleurs  avaient  été  cueillies  dans  ce  lieu  ;  c’étaient  sans  doute  les  mêmes  fleurs  dont 
les  guerriers  de  Sparte  avaient  orné  leurs  cheveux  au  jour  du  combat.  Quelles  sensations  !  quelles  idées  ! 
quels  souvenirs  ! 

Nous  nous  étions  oubliés  dans  la  contemplation  de  cet  imposant  spectacle.  Il  nous  fallut  regagner  à  la 
hâte  la  route  de  Salone,  dont  nous  nous  trouvions  écartés.  Nous  traversâmes  le  Céphise ,  et  nous  arrivâmes 
enfin  au  khan  de  Gravia ,  dans  le  voisinage  du  Parnasse,  épuisés  par  dix  heures  d’une  marche  très-rapide. 

Le  9,  nous  suivîmes  un  fort  joli  sentier  pour  gravir  le  mont  à  la  double  cime.  Cette  route  fut  délicieuse 
jusqu’à  l’endroit  le  plus  élevé  où  elle  conduit.  Nous  montions  toujours  à  la  droite  d’un  ruisseau  entraîné 
par  sa  pente  à  travers  les  rocailles ,  et  ombragé  par  des  platanes.  Bientôt  le  ravin  ..s’ouvrît ,  laissant  à  découvert 
une  chaîne  de  montagnes  inaccessibles;  des  forêts  de  sapin  s’élevaient  au-dessus  des  -pelouses  qui  s’étendaient 
au  pied  et  sur  les  flancs  de  ces  montagnes.  Nos  regards  tâchaient  de  pénétrer  dans  l’épaisseur  des  bois,' comme 
pour  apercevoir  le  chœur  des  Muses  ou  les  bergers  de  l’âge  d’or.  Ce  ravissement  dura  une  heure;  mais 
quand  nous  eûmes  atteint  le  haut  de  la  route,  nous  ne  vîmes  plus  que  d’affreux  rochers,  au  milieu  desquels 
il  nous  fallut  redescendre.  Un  géologue  eût  pu  admirer  ces  énormes  masses  entièrement  formées  de  petits 
cailloux  amoncelés;  pour  moi,  je  les  vis  avec  surprise,  mais  elles  me  parurent  désagréables  à  peindre. 

Fatiguée  dë  cet  aspect  monotone,  notre  vue  se  reposa  enfin  sur  une  magnifique  plaine  d’oliviers.  Bientôt 
nous  découvrîmes  Salone.  Cette  jolie  ville  est  bâtie  sur  une  colline,  et  dominée  par  un  rocher  que  sur- 


(  29  ) 


montent  les  vieilles  tours  et  les  murailles  ruinées  de  son  antique  citadelle.  Nous  en  parcourûmes  l’enceinte. 
Il  y  avait  autrefois  un  temple  de  Minerve,  dont  on  ne  retrouve  même  plus  la  place.  Les  habitans  montrent 
aux  voyageurs  un  édifice  construit  du  tems  des  croisades,  qu’ils  nomment,  on  ne  sait  pourquoi,  le  palais 
de  la  reine  Orée.  Près  de  là  jaillit  une  fort  belle  source.  Nous  remarquâmes  encore  les  débris  d’une  église 
consacrée  à  saint  Antoine ,  l’entrée  d’un  vaste  souterrain ,  et  une  grotte  taillée  dans  le  roc. 

Salone,  connue  dans  l’antiquité  sous  le  nom  d’Amphisse,  était,  suivant  Pausanias,  la  ville  la  plus  re¬ 
nommée  de  la  Locride.  A  l’exemple  de  Phocée ,  elle  eut  l’imprudence  de  labourer  le  territoire  de  Crissa , 
consacré  à  Apollon  ;  la  Grèce  entière  s’arma  pour  venger  le  sacrilège.  Amphisse  fut  ensuite  ruinée  par  les 
Romains.  Ce  n’est  que  long-tems  après  cette  catastrophe  qu’elle  réparait  dans  l’histoire,  sous  le  nom  de  Sa¬ 
lone.  Elle  fut  de  nouveau  dévastée  par  les  Barbares,  qui  en  expulsèrent  les  Chrétiens  occidentaux,  devenus 
maîtres  de  la  Locride  au  commencement  du  treizième  siècle.  En  1819,  Salone  comptait  encore  cinq  ou 
six  mille  habitans,  dont  plus  de  moitié  étaient  Grecs;  ce  nombre  doit  être  considérablement  réduit  depuis 
la  guerre  :  mais  le  sang  des  Hellènes  n’est  pas  le  seul  qui  ait  coulé.  Lorsque  Panorias  et  Odysseus  empor¬ 
tèrent  la  citadelle,  ils  firent  massacrer  tous  les  Turcs  qui  s’y  trouvaient ,  à  l’exception  d’un  Bey  qui  abjura  l’isla¬ 
misme.  J’aurai  occasion  de  faire  connaître  un  des  héros  qui  plantèrent  sur  ces  murs  l’étendard  de  la  croix. 

Après  nous  être  reposés  dans  cette  ville  et  pris  des  chevaux  frais,  comme  on  est  dans  l’usage  de  le  faire 
tous  les  deux  ou  trois  jours,  quand  on  voyage  en  Grèce,  nous  continuâmes  notre  route  vers  Delphes.  Nous 
vîmes,  en  passant,  la  bourgade  de  Crissa;  puis,  laissant  à  gauche  le  Parnasse,  et  à  droite  le  montCirphis, 
nous  eûmes  à  gravir  la  hauteur  par  un  chemin  que  le  tems  a  rendu  presque  impraticable.  Sur  les  escarpe- 
mens  qui  bordent  ce  chemin,  je  remarquai  plusieurs  tombeaux  creusés  dans  le  roc  vif  et  dont  l’ouverture 
est  sculptée  en  arcade  ;  j’examinai  avec  intérêt  les  sarcophages  placés  dans  une  de  ces  grottes. 

Le  panorama  le  plus  magnifique  ne  tarda  pas  à  se  développer  devant  nos  regards.  Au-dessous  de  Delphes, 
des  abîmes  imposans;  à  droite,  le  golfe  de  Corinthe  avec  une  partie  de  la  Morée;  et  tandis  que  nous  gra¬ 
vissions  les  rochers  arides  qui  formaient  la  gauche  du  tableau ,  notre  œil  plongeait  sur  des  vallées  couvertes 
d’oliviers,  jusqu’à  la  mer  qui  baigne  l’isthme.  J’étais  absorbé  dans  la  contemplation  de  ce  spectacle,  lors¬ 
qu’un  aigle  superbe  s’élança  de  son  aire  à  quarante  pieds  du  lieu  où  j’étais.  Au  même  instant,  l’un  de  mes 
compagnons  déchargea  son  pistolet  sur  l’oiseau ,  avec  tant  de  précipitation  et  si  près  de  moi ,  que  le  coup 
agita  mon  chapeau  sur  ma  tête  :  l’arme  était  partie  au  repos. 

Après  quatres  heures  de  marche,  nous  arrivâmes  suç  l’emplacement  de  la  ville  d’Apollon  ;  le  temple  qui 
fut  d’abord  de  bronze,  et  ensuite  de  marbre,  a  disparu.  Une  petite  église  consacrée  à  la  Vierge,  une  cha¬ 
pelle  où  le  prophète  Élie  est  honoré ,  sont  les  monumens  moins  somptueux ,  mais  plus  respectables ,  d’un 
culte  nouveau.  Dans  les  mêmes  lieux  où  des  prêtres  rendaient  l’univers  entier  tributaire  de  leurs  oracles, 
on  ne  trouvait,  il  y  a  quelques  années,  qu’une  troupe  de  pauvres  caloyers  dégradés  par  la  plus  profonde 
ignorance,  et  dont  la  misère  inspirait  la  pitié.  Quelques  huttes  construites  en  boue,  qui  servent  de  de¬ 
meure  commune  aux  hommes  et  aux  animaux,  apparaissent  parmi  les  décombres  de  la  cité  sacrée  ;  ce  n’est 
plus  la  superbe  Delphes;  c’est  le  miséi’able  village  de  Castri.  Nous  couchâmes  dans  la  maison  d’un  papas 


qui,  à  notre  arrivée,  nous  conduisit  à  la  fontaine  de  Castalie.  L’eau  de  cette  source,  excessivement  froide, 
est  limpide  comme  le  cristal  :  elle  tombe  en  cascade  des  roches  appelées  Nauplie  et  Hycimpèe.  C  est  du 
haut  de  cette  dernière  qu’Ésope  fut  précipité  par  les  Delphiens ,  dont  il  avait  excité  la  colère  en  leur  racon¬ 
tant  l’apologue  des  bâtons  flottans.  Les  environs  sont  couverts  de  tombeaux  et  de  chambres  sépulcrales  ; 
leurs  parois  sont  chargées  d’inscriptions.  On  en  lit  partout,  sur  les  marbres,  sur  les  rochers,  sur  des  pans 
de  murs,  dans  les  grottes  qui  sont  en  grand  nombre,  et  il  est  vraisemblable,  comme  l’assure  M.  Pouque- 
ville,  que  si  l’on  avait  le  tems  de  les  copier,  de  les  restituer,  et  de  les  expliquer  toutes,  ce  travail  jetterait 
le  plus  grand  jour  sur  les  annales  de  Delphes  et  de  la  Grèce  entière.  Il  y  aurait  aussi  de  précieuses  décou¬ 
vertes  à  faire  pour  les  arts ,  s’il  était  vrai  que  Néron,  spoliateur  de  la  Grèce,  et  qui  prit  à  Delphes  sept  cents 
statues,  y  en  laissa  pourtant  plus  de  cinq  mille.  Je  visitai  ensuite  le  stade,  et  ce  fut  avec  une  vive  émotion 
que  le  lendemain ,  dès  la  pointe  du  jour ,  je  courus  à  la  fontaine  de  Castalie  pour  en  dessiner  la  vue. 


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(3.  ) 

Le  io,  un  épais  brouillard  vint  dérober  à  nos  yeux  un  pays  que  nous  ne  nous  lassions  point  d’admirer; 
mais  peu  à  peu  la  brume  se  dissipa  ,  et  nous  pûmes  jouir  encore  de  ces  sites  ravissans.  En  suivant  la  Foie 
sacrée,  qui  conduisait  jadis  enBéotie,  nous  découvrîmes? à  un  mille  de  distance,  un  grand  édifice,  dont  la 
porte  s’élève  en  se  rétrécissant;  l’intérieur  n’offre  qu’un  grand  amas  de  décombres.  Ce  chemin  conduit 
ensuite  au  village  grec  d’Arachova,  puis  à  une  enceinte  délabrée  qui  est,  à  ce  que  l’on  croit,  celle  d'Erochos, 
ville  des  Phocéens.  Elle  était  construite  à  l’entrée  du  Triodos ,  fameux  par  le  meurtre  de  Laïus  ;  près  de  là 
sont  des  blocs  de  pierre  qui  peuvent  avoir  fait  partie  d’un  monument  érigé  à  ce  héros.  Dans  l’endroit  même 
où  Œdipe  rencontra  son  père  sans  le  reconnaître,  une  rencontre  moins  fatale  eut  lieu  en  notre  présence 
entre  les  conducteurs  de  notre  bagage  et  cinq  ou  six  hommes  de  leur  pays ,  c’est-à-dire  Albanais  comme 
eux.  Ils  se  réunirent  tous  pour  former  des  danses,  et,  avec  des  voix  de  Sterîtor,  ils  se  mirent  à  chanter,  ou 
plutôt,  à  hurler  d’une  manière  horriblement  dissonante.  Je  n’ai  jamais  entendu  de  musique  plus  barbare 
que  dans  ces  lieux  où  la  lyre  grecque  avait  autrefois  retenti. 

Le  1 1 ,  nous  visitâmes  les  ruines  de  Daulie  ;  plusieurs  églises  y  sont  construites  avec  des  débris  d’édifices 
antiques.  On  lit  dans  Homère  que  cette  ville  était  le  centre  d’une  contrée  soumise  au  sceptre  de  Térée,  à 
qui  Progné  servit  dans  un  festin  les  membres  déchirés  de  son  fils.  Chéronée,  deux  fois  célèbre  par  la  des¬ 
truction  de  grandes  armées,  s’offrit  le  même  jour  à  nos  regards.  Nous  vîmes  avec  un  étonnement  mêlé  de 
respect  les  fragmens  du  lion  colossal  qu’on  venait  de  déterrer  (  pl.  XYII  ) ,  le  même  dont  nous  avait  parlé 
le  Pacha.  «  C’est,  dit  Pausanias,  le  signe  funèbre  du  Polyandron  desThébains,  qui  moururent  en  combattant 
»  contre  Philippe.  On  s’est  contenté  de  placer  un  lion  sur  leur  tombeau  ,  pour  marque  de  leur  courage  ; 
»  mais  on  n’y  a  pas  mis  d’épitaphe ,  parce  que  la  fortune  trahit  leur  valeur.  »  Les  Chéronéens  appellent. 
plaine  de  sang  le  lieu  où  fut  livrée  cette  funeste  bataille.  On  croit  reconnaître  aux  environs  les  deux  trophées 
érigés  par  Sylla,  vainqueur  de  Mithridate.  Les  habitans  nous  firent  remarquer,  en  face  de  la  plaine,  un 
théâtre  antique  taillé  dans  le  l’oc,  qui  est  assez  bien  conservé.  Ils  nous  conduisirent  ensuite  dans  une  église 
dédiée  à  la  Vierge,  où  l’on  voit  deux  autels  antiques  et  un  trône  appelé  la  chaire  de  Plutarque.  Ce  fut  pour 
nous  une  surprise  et  un  plaisir  d’apprendre  que  le  nom  de  ce  philosophe  n’était  pas  oublié  dans  sa  patrie. 

Une  pluie  continuelle  et  très-incommode  nous  fit  hâter  notre  marche  :  nous  arrivâmes  le  soir  à  Livadie, 
n’ayant  pu  nous  arrêter  en  route  aussi  iopg-tems  que  nous  l’aurions  voulu.  Nous  séjournâmes,  le  12,  dans 
cette  ville,  et  je  fis  le  portrait  d’une  des  filles  du  Logothète,  chez  qui  nous  étions  logés,  (pl.  XVI).  Je 
m’empressai  d’aller  visiter  l’antre  si  renommé  de  Trophonius.  On  me  montra  une  caverne  qui  11’a  plus  rien 
de  prophétique,  des  restes  d’inscriptions  qu’on  ne  sait  comment  interpréter,  une  grande  croix  dans  un  des 
sanctuaires  du  paganisme,  et  quelques  débris  de  temples,  de  monumens  et  de  statues.  Quant  à  la  ville,  elle 
me  parut  généralement  assez  bien  bâtie.  Ses  maisons,  entremêlées  d’arbres  et  de  mosquées,  sont  d’un  aspect 
riant.  J’y  remarquai  aussi  quelques  églises.  Mais  il  n’est  pas  difficile  de  reconnaître  que  la  guerre  a  souvent 
passé  sur  cette  capitale  de  la  Béotie  moderne.  L’ancienne  Lébadée,  florissante  au  deuxième  siècle,  a  été  en 
proie  aux  ravages  de  tous  les  barbares  qui  ont  envahi  la  Grèce  :  une  seule  fois  elle  échappa  aux  malheurs 
dont  elle  était  menacée  ;  Bajazet  fut  obligé  d’en  abandonner  le  siège  pour  marcher  contre  Tamerlan.  La 


(  *>  ) 

Béotie  ne  fut  soumise  au  joug  des  Musulmans  que  vers  le  commencement  du  seizième  siècle.  Je  causai  avec 
mon  hôte  des  longs  désastres  de  la  ville  qu'il  habitait,  et  du  profond  abaissement  où  sa  patrie  était  tombée  ; 
cet  entretien  lui  faisait  éprouver  une  vive  émotif,  et  je  jugeai  par  ses  paroles  que  si  la  Grèce  comptait 
beaucoup  d’hommes  comme  lui ,  elle  pouvait  espérer  de  renaître  un  jour  à  l’indépendance.  Je  ne  me 
séparai  pas  sans  regret  de  cet  homme  respectable,  dont  je  fis  le  portrait  le  jour  de  mon  départ,  (pl.  XV). 
Il  est  aujourd’hui  un  des  chefs  du  gouvernement  provisoire  de  la  Grèce ,  et  membre  du  congrès  hellénique. 
C’est  Jean  Logothète. 

Le  i3,  nous  fîmes  halte  dans  le  village  d’Érimo-Castron ,  composé  d’une  soixantaine  de  cabanes:  nous 
ne  remarquâmes  d’abord  que  sa  situation  pittoresque ,  au  milieu  d’un  terrain  inégal  qu’entourent  l’Hélicon 
et  le  Cy théron  ;  mais  notre  attention  fut  bientôt  détournée  par  la  vue  des  fontaines  et  des  églises  qui  s’y 
trouvent  en  assez  grand  nombre ,  et  qui  toutes  ont  été  construites  avec  des  fragmens  de  colonnes  de  marbre 
et  de  bas-reliefs.  Quelques  mots,  gravés  sur  la  pierre,  nous  apprirent  que  nous  étions  parmi  les  ruines  de 
Thespies,  et  que  cette  ville,  qui  attend  un  nouveau  fondateur,  avait  été  autrefois  rebâtie  par  Alexandre. 
Je  dessinai  un  fragment  de  bas-relief  qui  se  trouvait  jeté  sans  précaution,  pêle-mêle  avec  d autres  débris , 
non  loin  d’une  petite  chapelle  grecque. 


(33) 


Après  huit  heures  de  marche,  nous  arrivâmes  à  Thèbes,  dont  la  situation  n’est  pas  moins  belle  que  celle 
de  Thespies ,  et  dont  les  ruines  parlent  bien  plus  éloquemment  à  lame  du  voyageur.  Les  noms  de Pélopidas , 
d’Épaminondas ,  de  Pindare ,  n’avaient  pas  besoin  d’une  inscription  monumentale  pour  se  réveiller  dans 
notre  souvenir.  Comment  de  tels  hommes  n’ont-ils  pas  fait  perdre  la  réputation  de  stupidité  à  une  province 
qui  s’enorgueillit  en  outre  d’avoir  donné  naissance  à  Plutarque  ? 

Thèbes  n’est  plus  cette  cité  dont  les  murailles  s’élevèrent  au  son  de  la  lyre  d’Amphion.  On  n’y  voit  plus 
la  citadelle  de  Cadmus  ;  à  peine  en  reconnaît-on  l’emplacement  à  quelques  ruines ,  au  milieu  desquelles 
de  grossières  habitations  sont  parsemées.  La  population  est  remarquable  par  la  fraîcheur  du  teint  aussi  bien 
que  par  la  régularité  des  traits  5  mais  elle  n’est  point  toute  du  sang  des  Grecs  :  il  y  a  beaucoup  de  Juifs, 
d’ Arméniens  et  de  Turcs  ;  c’est  dans  la  maison  d’un  juif  que  je  reçus  l’hospitalité.  J'admirai  un  magnifique 
platane  qui  couvre  une  partie  du  bazar,  et  à  l’ombre  duquel  les  Turcs  passent  une  grande  partie  du  jour 
dans  une  délicieuse  oisiveté;  ils  appellent  cela  faire  du  keff,  comme  nous  dirions,  faire  du  bon  sang. 

Le  i4,  je  m’éloignai  de  cette  ville,  après  en  avoir  fait  un  croquis,  et  en  deux  heures,  j’arrivai  avec  mes 
compagnons  au  bord  de  l’Asope ,  dans  la  plaine  à  jamais  fameuse  où  trois  cent  mille  Perses ,  sous  le  com¬ 
mandement  de  Mardonius ,  furent  mis  en  déroute  par  les  Grecs.  Autour  des  murs  ruinés  de  Platée ,  on 
trouve  sept  ou  huit  tombeaux  vides  et  découverts;  j’en  dessinai  la  vue,  un  genou  appuyé  sur  une  de  ces 
urnes ,  qui  avaient  probablement  renfermé  la  cendre  des  héros. 

Autrefois  une  procession  solennelle ,  suivie  de  chariots  remplis  de  couronnes  et  de  branches  de  myrte , 
venait  chaque  année  visiter  ces  monumens  ;  on  les  arrosait  avec  le  sang  d’un  taureau  noir ,  avec  ,des  flots 
de  vin  et  de  lait,  ou  avec  des  essences  précieuses.  L’archonte  de  Platée,  après  avoir  fait  une  prière  aux 
dieux  infernaux,  invitait  les  morts  à  venir  prendre  part  au  banquet  et  aux  libations  funéraires;  puis, 
remplissant  une  coupe  de  vin,  il  s’écriait  :  «  Aux  guerriers  qui  ont  péri  pour  la  liberté  des  Grecs.  »  1  Ainsi 
une  population  religieuse,  presque  contemporaine  de  ces  guerriers,  se  refusait  à  l’idée  que  ses  hommages 
s’adressaient  à  une  vaine  poussièi’e  ;  elle  se  croyait  encoi'e  avec  ses  libérateurs. 

Je  quittai  à  regret  ces  pierres  amoncelées ,  et  les  glorieux  souvenirs  qu’elles  avaient  ranimés  ne  cessèrent 
de  préoccuper  mon  ame  que  lorsque  la  beauté  du  paysage  fut  parvenue  à  me  distraire.  Nous  gravissions 
des  montagnes  couvertes  de  jeunes  pins,  en  suivant  les  détours  d’un  sentier  dont  l’accès  était  difficile  poux- 
nos  chevaux,  mais  qui  nous  offi’ait  des  points  de  vue  admii-ables.  Nous  nous  avancions  dans  l’Attique,  et 
j’espérais  voir  Athènes  le  lendemain.  Tantôt,  à  l’aspect  de  quelque  ruine,  mon  esprit  s’abandonnait  à  une 
rêverie  mélancolique;  tantôt  mon  cœur  battait  de  joie,  et,  ne  pouvant  contenir  mes  émotions,  je  faisais 
redire  aux  échos  de  l’Attique  les  chants  français  les  plus  dignes  de  la  Grèce  libre. 

Nous  traversâmes  le  bourg  d’Eleusis,  dont  les  mystèi’es,  empruntés  à  l’Egypte,  s’étaient  répandus  dans 
une  grande  partie  du  monde  connu.  Quelle  était  donc  cette  institution  si  fameuse,  qui  avait  pour  but, 
selon  ses  panégyristes,  de  ramener  l’ame  à  l’état  de  perfection  d’où  elle  est  déchue,  et  îî  laquelle  Socrate, 
Epaminondas  et  Agésilas  ne  voulurent  pourtant  pas  être  initiés.  Le  temple  de  Cérès ,  si  vaste ,  qu’au  rapport 

’  Voyage  de  Poucquevillc,  tome  IV,  liv.  XI. 


*8, 


(34) 

de  Strabon,  il  pouvait  contenir  plus  de  trente  mille  personnes ,  n’existe  plus.  Sa  place  est  marquée  par  une 
masse  de  débris,  au  milieu  desquels  on  remarque  encore  de  superbes  chapiteaux.  Je  ne  sais  pourquoi  ces 
ruines  ne  m’inspirèrent  pas  le  même  sentiment  que  toutes  les  autres;  je  m’y  arrêtai  peu  :  j’étais  pressé  de 
voir  Athènes. 

Le  i5,  dès  la  pointe  du  jour,  je  sortis  de  la  chaumière  où  nous  étions  logés  dans  le  village  de  Lepsina, 
qui  n’a  pas  même  conservé  intact  le  nom  d'Eleusis,  et  je  me  dirigeai  vers  la  mer,  à  travers  les  débris 
d’anciennes  constructions  presque  toutes  d’une  belle  architecture.  J’arrivai  seul ,  au  lever  du  soleil ,  près 
des  eaux  de  Salamine.  Le  ciel  pur  de  la  Grèce  resplendissait  de  son  éclat  matinal.  Les  contours  pittoresques 
de  l’ile ,  les  montagnes  qui  environnent  Athènes,  cette  mer  azurée  dont  les  flots  venaient  battre  le  rivage 
avec  un  murmure  égal  et  uniforme,  agitée  par  un  doux  frémissement,  tout  concourait  à  me  plonger  dans 
une  sorte  d’extase.  Il  me  semblait  entendre  le  bruit  des  rames,  les  chants  des  vainqueurs,  les  gémissemens 
des  vaincus,  et  mes  yeux  ne  pouvaient  se  détacher  de  la  colline  d’où  Xercès  contempla  le  désastre  immense 
de  sa  flotte. 

Il  fallut  pourtant  quitter  ces  lieux.  Je  remontai  à  Eleusis,  où  je  trouvai  tout  le  monde  prêt  pour  le 
départ.  Nous  marchâmes  aussitôt  vers  Athènes;  mais  nous  fûmes  souvent  arrêtés,  malgré  notre  impatience, 
par  l’intérêt  des  ruines  que  l’on  rencontre  le  long  du  rivage.  Peu  de  tems  après  avoir  passé  le  couvent.de 
Daphné,  nous  commençâmes  à  découvrir  la  ville  de  Minerve  ;  je  la  saluai  de  loin  avec  transport.  En  y 
entrant,  je  fus  sur  le  point  de  sentir  se  dissiper  toutes  mes  illusions.  Qu’elles  me  parurent  mesquines  et 
mal  bâties,  ces  murailles  modernes  qui  renferment  tant  de  chefs-d’œuvre!  que  les  rues  étaient  étroites  et 
fangeuses  !  et  combien  la  physionomie  des  habitans  était  loin  du  caractère  héroïque  !  Mais  les  rayons  du 
soleil  doraient  en  ce  moment  le  sommet  des  colonnes ,  des  temples ,  des  édifices  qui  sont  encore  debout. 
11  me  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  quelques-uns  de  ces  grands  débris,  pour  reconnaître  Athènes  et  retrouver 
mon  enthousiasme.  Nous  allâmes  nous  installer  dans  la  maison  d’un  nommé  Fitcili.  Cette  habitation  était 
fort  simple;  mais  lord  Byron  y  avait  logé.  Nous  occupions,  à  quatre,  trois  petites  chambres  et  un  salon, 
sans  autre  meuble  qu’une  table  au  milieu  et  un  canapé  qui  régnait  tout  autour ,  comme  c’est  l’usage  en 
Grèce.  Mais  quel  logement  somptueux  pourrait  avoir  plus  d’intérêt?  Celui-ci  avait  en  perspective  le  temple 
de  Thésée. 

Avant  de  sortir,  j’avais  besoin  de  songer  un  peu  à  ma  toilette.  Je  fis  venir  par  curiosité  un  barbier  turc. 
Cet  homme  était  vêtu  d  un  habillement  brodé  avec  goût  et  même  avec  luxe ,  coiffé  d’un  large  turban ,  la 
moustache  belle  et  bien  relevée;  il  s  empara  de  ma  tête,  la  mit  sous  son  bras  comme  un  melon,  et  me  rasa 
en  deux  minutes ,  très-bien  et  avec  beaucoup  de  légèreté. 

Je  me  rendis  chez  M.  Fauvel,  sans  autre  cérémonie  ,  m’imaginant  qu’un  Français  devait  toujours  être 
accueilli  avec  empressement  chez  le  consul  de  France;  mais  je  n’avais  pas  réfléchi  que  plus  d’un  aventurier 
en  abusant  de  1  affabilité  de  cet  homme  respectable,  pouvait  avoir  excité  sa  défiance.  Je  commençai  à  m’en 
douter  à  son  abord  froidement  poli.  Je  lui  remis  alors  mes  lettres  de  recommandation ,  ce  qui  diminua  un 
peu  la  gêne  cérémonieuse  du  premier  moment.  Bientôt ,  en  causant  des  monumens  de  la  Grèce  et  des 


(35) 

beaux-arts,  sujet  si  intéressant  pour  tous  deux,  nous  commençâmes  à  nous  entendre.  Sur  son  invitation, 
je  revins  le  visiter,  et  comme  je  le  visitais  tous  les  jours,  une  douce  familiarité  ne  tarda  pas  à  s’établir  entre 
lui  et  moi.  Il  me  montra  en  détail,  avec  une  complaisance  dont  je  fus  vivement  touché,  toutes  les  richesses 
de  son  musée.  Je  n’entreprendrai  point  de  les  décrire.  Parmi  les  voyageurs  français  qui  ont  vu  Athènes,  il 
n’en  est  pas  un  qui  n’ait  été  frappé  de  la  rareté  de  cette  collection ,  et  qui  n’ait  dit  ce  qu’elle  contient  de 
précieux.  Cette  maison  simple  et  élégante,  partout  recouverte  de  fragmens  antiques,  est  bien  digne  de  celui  qui 
l’habite ;  la  cour,  le  jardin,  les  dépendances,  tout  étale  aux  regards  des  tronçons  de  colonnes  et  de  chapi¬ 
teaux,  des  statues  mutilées,  des  pierres  sépulcrales,  des  marbres  chargés  d’inscriptions 5  un  ami  des  arts  et 
de  l’antiquité  se  trouve  là  comme  dans  un  sanctuaire;  on  lit  çà  et  là  des  décrets  publics,  des  adieux  pour 
l’éternelle  séparation,  des  regrets  adressés  aux  morts,  une  foule  de  noms  célèbres  ou  obscurs.  Au  nombre 
des  curiosités  de  ce  musée,  je  remarquai  de  petites  idoles,  plusieurs  ustensiles  de  ménage  et  une  mâchoire 
humaine  qui  tenait  encore  entre  ses  dents  l’obole  due  à  Caron  pour  le  passage  du  Styx.  Que  seront  devenus 
tant  d’objets  intéressans,  depuis  que  leur  possesseur  a  été  obligé  d’abandonner  la  douce  retraite  où  il  espérait 
finir  ses  jours  1  ?  Je  m’y  rendais  chaque  soir,  et  je  peignais  M.  Fauvel  chez  lui  (PI.  XIX).  Le  matin, 
franchissant  l’Ilissus,  j’allais  peindre  la  citadelle  et  le  temple  de  Jupiter  Olympien  (Pl.XXII);  je  revenais 
déjeuner  avec  le  miel  du  mont  Hymette ;  je  gagnais  ensuite  le  temple  de  Thésée,  d’où  je  remontais  à  la 
citadelle  pour  peindre  le  Parthénon  (PI.  XXI),  le  soleil  de  midi  éclairant  mieux  cet  édifice.  Un  des  plus 
beaux  spectacles  qu’on  puisse  imaginer  est  celui  que  présentent  tous  les  ans,  aux  fêtes  de  Pâques,  les  familles 
turques ,  grecques  et  albanaises,  réunies  autour  du  temple  de  Thésée.  La  musique  et  la  danse  animent  les 
groupes  nombreux  de  jeunes  gens  qui  viennent  faire  briller  dans  ces  espèces  de  panathénées  leurs 
costumes  variés ,  et  dont  le  front ,  orné  de  guirlandes ,  se  pare  aussi  d’une  joie  inaccoutumée.  J’étais  seu¬ 
lement  un  peu  choqué  de  voir  le  janissaire  écarter  la  foule  avec  un  bâton ,  pour  faire  faire  place  à  notre 
société;  mais  cela  paraissait  tout  simple  à  une  de  nos  dames  ,  depuis  long-tems  habituée  à  ces  formes 
orientales.  En  éloignant  cette  idée,  je  trouvais  un  charme  inexprimable  à  contempler  les  mouvemens  de 
tout  ce  peuple,  dont  les  plaisirs  ne  devaient  durer  qu’un  jour ,  en  présence  de  ce  monument  que  le  soleil 
dore  et  vivifie  depuis  tant  de  siècles. 

Le  temple  de  Thésée  fut  élevé  par  Conon,  au  milieu  de  la  ville  dont  il  occupe  maintenant  une  extrémité. 
Il  est  encore  aujoui'd’hui  dans  le  plus  bel  état  de  conservation,  ainsi  qu’on  peut  le  voir  à  la  Planche  XXIV. 
On  assure  que  c’était  un  lieu  d’asile  pour  les  esclaves  et  pour  les  pauvres  citoyens.  11  avait  reçu  de  nos  joui's 
une  destination  qui  n’est  pas  moins  touchante  ;  il  servait  de  mausolée  aux  malheureux  voyageurs  qui  expi¬ 
raient  loin  de  leur  patrie. 

J’ai  essayé  de  peindre  ce  qui  reste  du  Parthénon,  d’où  les  chi'étiens  avaient  exilé  la  statue  de  Minerve  pour 
y  placer  l’image  de  la  Vierge,  et  qui  est  aujourd’hui  une  mosquée;  chef-d’œuvre  d’Ictinus  et  de  Phidias, 
respecté  par  le  tems ,  mutilé  par  les  hommes.  Quel  serrement  de  cœur  on  éprouve  en  pensant  que  cette 
merveille  de  l’architecture  antique  était  intacte,  il  y  a  moins  de  cent  cinquante  ans,  et  qu’une  bombe 

*  La  maison  est  rasée;  on  en  reconnaît  l’emplacement  à  la  foule  de  débris  de  sculpture  qui  jonchent  le  sol  ( Moniteur  1829). 


(36) 

vénitienne  y  a  fait  la  première  brèche!  On  a  tant  dégradé,  tant  enlevé,  tant  mutilé  au  Parthénon,  qu’on  se 
croirait  au  milieu  d’une  carrière.  Mais  la  nature  qui  est  toujours  vivante  et  féconde  a  couvert  de  verdure 
et  de  fleurs  les  débris  amoncelés  *.  J'ai  rencontré  là  ce  tableau  si  souvent  admiré  du  chevrier  et  de  son 
troupeau  au  milieu  des  ruines  célèbres  ;  mais  j’ose  dire  qu’en  aucun  autre  lieu  il  ne  peut  avoir  plus 
d’intérêt  ni  inspirer  plus  de  mélancolie. 

Un  sentiment  de  tristesse  s’empara  de  moi  et  fit  bientôt  place  à  un  sentiment  d’indignation,  quand  je  vis 
ce  magnifique  édifice  menacé  d’une  destruction  prochaine,  depuis  qu’une  main  sacrilège  a  enlevé  une  partie 
des  sculptures  qui  le  soutenaient.  Le  portique  connu  sous  le  nom  de  Pandroseon  n’a  pas  trouvé  grâce;  une 
des  admirables  cariatides  qui  lui  servent  de  support  en  a  été  arrachée  par  lord  Elgin.  Les  Grecs ,  dont 
l’imagination  est  toujours  vive,  disaient  qu'on  entendait  alors  des  gémissemens  pendant  la  nuit,  et  que  ces 
sœurs,  réunies  depuis  tant  de  siècles,  pleuraient  leur  séparation.  Les  Turcs  seuls  habitent  la  citadelle. 

Je  visitai  le  stade,  dont  la  forme  n’est  pas  changée,  mais  qui  est  entièrement  dépouillé  de  ses  marbres.  Le 
pont  de  lllissus,  par  lequel  on  y  arrivait,  les  vingt  rangs  de  gradins  dont  il  était  entouré,  le  pavé,  les  bornes 
et  les  colonnes  du  temple  voisin ,  tout  était  de  marbre  blanc ,  et  tout  a  disparu.  Dans  un  passage  formant 
une  grotte  à  l’un  des  angles  du  stade,  je  trouvai  les  restes  d’un  sacrifice  récent.  Je  vis  une  espèce  de  patère 
remplie  de  miel  et  d’amandes ,  et  un  feu  éteint  depuis  peu.  On  me  raconta  que  c’était  l’offrande  d’une  jeune 
fille  qui  venait  d'adresser  des  vœux  au  ciel  pour  se  marier,  ou  celle  d’une  femme  qui  demandait  la  faveur 
de  devenir  féconde. 

Je  m’arrêtai  sur  le  Pnyx,  qu’avait  rempli  tant  de  fois  une  foule  nombreuse  et  frivole,  prête  à  battre  des 
mains  aux  phrases  de  ses  orateurs ,  ou  à  prononcer  un  décret  de  bannissement  contre  ses  plus  illustres 
concitoyens.  Je  cherchai  la  tribune  aux  harangues,  qui  s’appuyait  sur  un  socle  dont  on  voit  encore  le  vestige 
empreint  dans  le  roc.  Immobile  et  silencieux,  je  promenais  mes  regards  sur  cette  place  déserte,  sur  ces 
monumens  abattus,  et  je  me  demandais  :  Où  est  Démosthène?  où  sont  les  Athéniens  ? 

En  parcourant  ces  ruines,  combien  de  fois  n’ai-je  pas  souhaité  qu’elles  fussent  relevées  un  jour!  Je- 
rêvais  la  régénération  de  la  Grèce;  j’invoquais  pour  elle  une  destinée  plus  heureuse,  comme  ce  jeune 
Hydriote  (PI.  XXVII)  qui  se  repose  sur  une  ancre  et  semble  attendre  un  meilleur  avenir  3.  Puisse  la  liberté 
réveiller  sur  ce  sôl  le  génie  des  arts  !  puissent  nos  descendans  voir  une  autre  Athènes  peuplée  de  citoyens  et 
les  ports  du  Pirée ,  de  Munychie  et  de  Phalère  couverts  de  vaisseaux  !  Maintenant  on  ne  rencontre  plus  au 
Pirée  que  la  misérable  hutte  d’un  douanier  turc  et  le  monastère  de  Saint-Spiridion.  C’est  près  de  ce 
monastère  que  le  brave  Karaïskaki  a  été  tué. 

Je  viens  de  voir  un  autre  brave,  ancien  aide-de-camp  de  Marcos  Botzaris ,  qui  a  été  envoyé  à  Pise  et  dePise 
à  Paris,  avec  des  recommandations  près  du  comité  grec,  pour  se  faire  guérir  des  blessures  graves  qu'il  a 
reçues  à  côté  de  Karaïskaki ,  et  des  blessures  plus  graves  encore  qui  l’ont  forcé  à  sortir  de  Missolonghi  avant 

'  &  “  *  l’archéologie,  ,™l  compta  erieo.é  „ec  aotsnl  de  lele.i  ,oe  de  eooeeie.ee  p.e  le  emn, 

M.  Brondsted ,  mon  honorable  ami. 

1  C’esl  le  Porlrait  de  Tsamados ,  dont  le  père ,  riche  particulier  d’Hydra ,  a  été  tué  h  la  défense  de  Navarin. 


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le  jour  fatal  où  tout  ce  qui  restait  de  cette  ville  a  été  enseveli  dans  le  même  désastre.  Cet  homme,  nommé 
Vasili  Gouda ,  a  paru  si  intéressant  à  tous  ceux  qui  l’ont  vu  et  à  moi-même,  que  j’ai  pensé  qu’on  aimerait 
à  trouver  dans  ma  collection  sa  mâle  et  noble  figure  (PL  XXY).  Il  est  sur  le  point  de  retourner  en  Grèce. 
Il  ne  possède  plus  rien  au  monde  ;  mais  il  veut  encore  se  battre  pour  sa  patrie.  Il  avait  un  fils  qui  a  été  tué 
d’un  coup  de  feu ,  à  l’âge  de  quatre  ans.  Onze  de  ses  parens  ont  été  traînés  en  esclavage.  On  lui  demande 
pour  les  racheter  seize  mille  piastres  turques;  cette  rançon  sera  toujours  au-dessus  de  ses  moyens. 

Je  vis  au  Pirée  le  tombeau  de  Thémistocle  au  milieu  des  noirs  rochers  que  baigne  la  mer.  Il  est  là  entre 
la  ville  sauvée  par  lui ,  et  les  eaux  de  Salamine  témoins  de  son  glorieux  triomphe.  Ainsi  le  sang  d’un  des 
héros  de  la  Grèce  moderne  a  coulé  près  du  monument  consacré  à  l’un  des  plus  grands  guerriers  de  l’ancienne 
Grèce.  Si,  depuis  le  premier  cri  de  liberté,  Athènes  a  perdu  encore  une  partie  de  ses  antiques  merveilles, 
en  revanche  elle  s’est  enrichie  de  souvenirs  nouveaux ,  dignes  de  figurer  à  côté  de  ses  vieilles  annales. 

C’est  avec  un  vif  sentiment  de  regret  que  je  m’éloignai  de  cette  patrie  des  arts  ;  mais  ce  regret  n’avait  pas 
uniquement  sa  source  dans  la  crainte  de  ne  plus  revoir  ces  ruines,  qui,  toutes  ruines  qu’elles  sont,  n’en 
seront  pas  moins, .dans  tous  les  tems,  la  véritable  école  du  goût.  Je  quittais  avec  autant  de  peine  l’aimable 
société  à  laquelle  nous  avions  dû ,  mes  compagnons  et  moi,  tant  de  momens  agréables  pendant  notre  séjour 
à  Athènes.  Elle  était  composée  de  M.  Fauvel,  qui  m'engageait  beaucoup  à  rester  et  dont  l’offre  était  séduisante 
pour  un  artiste  ;  de  M.  de  Saint- André ,  consul  de  France  àNapoli  de  Romanie  ;  de  lord  et  de  lady  Ruthwen  ; 
de  M.  Gropius,  consul  d’Autriche,  et  de  son  épouse,  Grecque  d'oi'igine  française,  femme  charmante, 
parlant  plusieurs  langues  avec  facilité  et  le  français  à  merveille,  très -versée  dans  la  connaissance  des 
antiquités  attiques;  de  M.  Lusieri,  peintre  italien;  enfin,  de  plusieurs  dames  grecques,  qui  en  faisaient 
l’ornement,  entre  lesquelles  je  citerai  les  trois  Consolines,  qui  ont  inspiré  la  muse  de  lordByron,  et 
mademoiselle  Roques,  la  jeune  personne  la  plus  accomplie  d’Athènes,  pleine  de  grâce,  de  talens  et  de 
modestie,  qui  a  été  forcée  de  se  réfugier  à  Marseille  avec  sa  mère,  après  avoir  perdu  sa  fortune,  et  couru 
plus  d’une  fois  le  risque  de  perdre  la  vie.  Une  de  ces  dames  mè  permit  de  faire  son  portrait  (PL  XXYI). 
Pendant  que  je  me  livrais  au  plaisir  de  peindre  une  descendante  de  ces  beautés  que  le  ciseau  antique  a 
reproduites,  mon  oreille  fut  frappée  par  une  musique  albanaise,  d’un  caractère  tout-à-fait  sauvage.  Ce  concert, 
nouveau  pour  moi,  accompagnait  une  mariée  à  la  maison  de  son  époux;  j’y  courus,  et  je  fus  témoin  d’une 
cérémonie  dont  j’emprunte  la  description  à  la  Revue  Britannique  Le  récit  de  l’observateur  anglais 
retrace  fidèlement  et  avec  esprit  mes  propres  souvenirs.  Je  le  cite  textuellement,  parce  que,  plein  d’intérêt 
et  de  vérité ,  il  fait  bien  connaître  un  trait  de  mœurs  curieux  chez  tous  les  peuples. 

«  Mon  introducteur  était  un  papas  (PL  XXYIII),  d’une  taille  imposante,  d’une  trempe  d’esprit  et 
d’une  force  musculaire  qui  le  rendaient  plus  propre  à  manier  le  mousquet  que  la  crosse  pastorale  :  à  en  juger 
par  sa  face  rebondie  et  sa  prononciation  empâtée,  c’était  un  amateur  de  bonne  chère,  qualité  qui  lui 
donnait  plus  de  droit  à  l’affection  qu’au  respect  des  habitans.  Personne ,  mieux  que  lui ,  ne  faisait  honneur 
à  un  baptême  ou  à  un  mariage.  Il  était  l’ame  des  banquets ,  et  donnait  partout  le  signal  de  la  gaîté.  On 


‘  N°  4  r .  Novembre  1828. 


(  38  ) 


devine  que  son  apparition  fut  saluée  par  un  redoublement  de  joie,  et  que,  sous  un  guide  aussi  populaire, 
un  npomtûvS  c St  1  universel  vint  m’accueillir. 

»  J’étais  chez  les  parens  de  la  fiancée,  et  on  allait  se  mettre  en  marche  vers  le  domicile  du  futur.  La  maison , 
d’une  apparence  médiocre ,  annonçait  pourtant  de  l’aisance.  Les  conviés  obstruaient  l’escalier  de  pierre 
pratiqué  à  l’extérieur,  et  conduisant  au  premier  étage.  Le  bruit  des  cymbales  et  des  tambourins  se  mêlait 
aux  vivat,  et  préludait  à  l’épithalame.  Les  acteurs,  peu  nombreux,  s’acquittaient  si  bien  de  leurs  rôles, 
qu’il  eût  été  difficile  d’entendre  un  seul  mot  au  milieu  de  ce  charivari.  J’eus  beaucoup  de  peine  à  pénétrer, 
à  travers  la  foule,  jusque  dans  la  salle.  Je  vis  la  mariée  assise  au  centre  de  plusieurs  groupes  de  ses  amies. 
On  achevait  sa  toilette.  Sa  nourrice  donnait  la  dernière  main  à  l’énorme  édifice  de  sa  coiffure  ;  désabusée , 
au  moins  pour  son  compte ,  des  vanités  de  ce  monde ,  elle  plaçait  toute  sa  coquetterie  dans  sa  jeune  maîtresse  : 
la  joie  brillait  dans  ses  yeux  à  chaque  pièce  nouvelle  qu’elle  ajoutait  à  sa  grotesque  parure  j  et,  de  tems  en 
tems,  elle  tombait  à  genoux  devant  le  modèle  façonné  par  ses  mains,  et,  dans  une  extase  fort  plaisante , 
sollicitait  les  suffrages  des  assistans.  L’air  de  la  jeune  personne  était  encore  plus  comique  :  elle  avait  dix-huit 
ans ,  des  traits  fx-oidement  réguliers  et  l’air  rêveur.  Ses  yeux  étaient  petits  et  noirs ,  mais  on  avait  cru  les 
agrandir  et  leur  donner  plus  d’expi’ession ,  en  pi-olongeant  les  deux  angles  de  ses  paupières  et  enduisant 
les  cils  d’un  noir  factice.  Son  teint  naturel  avait  disparu  sous  le  plâtre  blanc  et  rouge  qui  couvrait  son 
visage.  Sa  coiffure  à  trois  étages  supportait  un  amphithéâtre  de  fleurs,  de  papier  doré,  de  sequins. enfilés 
l’un  à  l’autre,  etc...  Cette  coiffure  est  dans  les  familles  grecques  ce  qu’était,  au  figuré,  le  chapeau  de  roses 
en  Normandie,  c’est-à-dire,  le  douaire  de  la  mariée.  La  toilette  finie,  on  fit  circuler,  dans  l’assemblée,  un 
plat  destiné  à  recevoir  les  souscriptions  des  conviés  j  le  montant  fut  déposé  dans  ses  mains.  Au  coucher  du 
soleil,  le  cortège  se  mit  en  mouvement.  A  peine  la  mariée,  affaissée  sous  l'énorme  échafaudage  qui  pesait 
sur  sa  tête ,  et  soutenue  par  deux  de  ses  compagnes ,  se  fut-elle  montrée  au  haut  de  l’escalier,  qu’on  entonna 
l’épithalame ,  espèce  de  cantilène  dialoguée ,  psalmodiée  d’une  voix  nasillarde ,  et  accompagnée  des  gestes 
les  plus  grotesques.  En  descendant  les  marches,  l’héroïne  de  la  fête  était  précédée  d’un  jeune  enfant,  portant 
un  mii’oir  qu’il  tenait  levé  pour  lui  procurer  le  plaisir  de  voir  ses  atoui's.  Je  remarquai  quelle  profita  fort 
peu  de  cet  appel  à  sa  coquetterie  j  elle  ne  paraissait  sensible  qu’à  la  gêne  de  son  accoutrement.  Pendant  la 
marche  du  cortège ,  aussi  bien  ordonnée  que  le  permettaient  la  dimension  des  rues  à  traverser  et  la  joie 
bruyante  des  conviés,  on  jetait  des  fleurs  sur  son  passage,  et  au  bruit  des  instrumens  se  mêlait  l’expression 
emphatique  de  tous  les  vœux  en  usage  dans  de  pareilles  circonstances ,  et  dont  la  tradition  a  conservé  la 
longue  litanie.  Le  cortège,  précédé  de  torches,  arriva,  après  de  nombreux  détours,  à  la  maison  du  futur. 

»  Le  despotisme  domestique  des  anciens  Grecs  subsiste  encore  chez  leurs  descendans.  Le  code  rigoureux 
des  gynécées  survit  aux  mœurs  et  à  la  religion  qui  l’avaient  établi.  En  entrant  dans  la  cour  de  la  maison 
conjugale,  je  fus  très-surpris  de  trouver,  au  lieu  des  éclats  de  joie  et  des  félicitations  bruyantes  auxquelles 
je  m’étais  attendu,  un  flegme,  une  apathie  que  je  n’aurais  pas  rencontrés  chez  des  Allemands.  Notre 
amoureux ,  au  teint  de  bronze ,  dont,  quelques  rides  trahissaient  l’âge ,  était  installé  sous  un  groupe  d’ormes 

1  C’est-à-dire,  je  vous  salue. 


■  *, 


(39) 

et  de  platanes,  rêvait-il  aux  charmes  de  sa  fiancée,  ou  à  l’un  des  coups  de  théâtre  impromptus  dont  on  faisait 
d’avance  la  répétition  ?  Non ,  il  était  en  extase  sous  le  rasoir  de  son  barbier,  et  ses  amis  admiraient  à  l’envi 
la  dextérité  de  cet  artiste.  L’opération  finie  et  notre  homme  parfumé  d'eau  de  ros^epuis  les  pieds  jusqu’à  la 
tête,  on  fit,  dans  l’assemblée,  la  même  collecte  que  chez  la  mariée  :  tout  se  passawec  un  sérieux  glacial , 
et  je  n’entrevis  point  le  moindre  sourire  sur  les  lèvres  des  jeunes  gens  et  des  garçons  de  noce.  La  mariée 
qui,  pendant  ces  préparatifs,  s’était  tenue,  ainsi  que  ses  compagnes,  dans  un  coin  de  la  cour,  avec  une 
résignation  exemplaire,  voyant  son  seigneur  et  maître  prêt  à  la  recevoir,  quitta  son  siège  et  s’avança  vers 
la  maison  conjugale.  Ce  mouvement  ne  fit  pas  la  moindre  impression  sur  lui  ;  il  ne  daigna  pas  même  la 
saluer  et  conserva  son  phlegme  imperturbable,  jusqu'à  ce  que  le  cortège  féminin  eût  franchi  le  seuil  de  la 
porte.  Bientôt,  et  je  ne  compris  rien  à  ce  coup  de  théâtre,  il  se  détacha  du  groupe  qui  l’avait  dérobé  jusque-là 
aux  regards  de  sa  bien-aimée,  et  pendant  qu’on  entonnait  de  nouveau  le  chant  de  l’hymen ,  il  lit  son  entrée 
dans  la  maison ,  après  avoir  laissé  son  couteau  dans  la  porte.  Mon  ami  Logotheti ,  à  qui  je  demandai 
l’explication  de  cette  céi'émonie,  sourit  en  secouant  la  tête;  mais  il  ne  sut  que  répondre. 

«  En  entrant  dans  la  salle  avec  le  reste  de  la  compagnie ,  je  fus  très-scandalisé  de  voir  la  mariée  assise 
trois  pouces  plus  bas  que  son  époux ,  sur  le  siège  destiné  à  les  recevoir  tous  les  deux.  Les  parens  prirent 
place  à  côté  d’eux,  et,  pendant  quelques  minutes,  il  se  fit  un  silence  général.  Le  mari  se  pavanait  fière¬ 
ment;  la  femme  paraissait  humble  et  satisfaite  ;  mais  on  ne  lisait  sur  ses  traits  aucune  expression  de  bonheur. 
Quant  aux  personnes  qui  faisaient  partie  de  la  noce,  loin  de  s’intéresser  ou  de  porter  envie  au  sort  des 
époux .  elles  avaient  l’air  de  se  féliciter  de  ne  pas  être  à  leur  place.  Cependant  la  cérémonie  religieuse 
allait  commencer,  lorsqu’un  coup-d'œil  de  Logotheti  m’annonça  que  j’étais  de  trop.  Voyant  que  les  autres 
visiteurs  disparaissaient  successivement,  après  quelques  félicitations  banales,  je  sortis  avec  eux,  et  en  deux 
minutes,  je  me  trouvai  au  milieu  de  la  foule  qui,  à  l’extérieur,  faisait  retentir  l'air  de  ses  acclamations  ’.» 

Au  nombre  des  amis  que  je  m’étais  faits  à  Athènes,  je  dois  compter  le  Vaivode,  avec  qui  j’eus  une 
singulière  occasion  de  lier  connaissance.  Je  m’étais  rendu  aupi'ès  d'une  mosquée,  dont  je  voulais  faire  une 
esquisse  peinte.  Mon  travail  avait  toujours  été  interrompu  par  un  Turc  des  environs,  qui  me  demandait 
de  lai’gent  d’une  façon  assez  peu  civile.  Choqué  de  ses  importunités,  je  refusai  de  lui  rien  donner  avant 
la  fin  de  mon  ouvrage ,  et  je  pris  le  parti  de  me  retirer.  En  retoui’nant  chez  moi  avec  ma  boîte  à  couleui's, 
je  passai  sous  les  fenêtres  du  Vaivode,  qui  me  i-emai’qua,  et  me  fit  prier  obligeamment  de  monter  chez 
lui.  J’y  montai  sui’-le-champ,  et  après  avoir  satisfait  sa  cui’iosité  en  lui  montrant  l’étude  que  je  venais  de 
commencer,  mes  pinceaux,  mes  couleurs  ,  ma  palette  et  le  siège  pliant  dont  je  me  servais,  je  me  plaignis 
des  pi'océdés  du  Turc.  11  eut  la  complaisance  de  me  dire  qu'il  me  ferait  accompagner  par  un  Albanais  de 
sa  garde,  et  il  tint  parole;  dès-lors  j’eus  toute  liberté  d’achever  ma  peinture.  (PI.  XXIX.) 

J’allai  avec  empressement  remercier  le  Vaivode ,  et  depuis  lors  nous  fûmes  les  meilleurs  amis  du  monde. 

1  A  ces  détails  concernant  le  cérémonial  d’un  mariage  grec ,  j’ajouterai  une  particularité  curieuse  sur  la  toilette  de  la  mariée.  Sa  coiffure  figure  une  maison. 
Rien  de  plus  disgracieux  que  ce  simulacre  d'édifice  placé  sur  une  tète  ;  mais  c’est  un  emblème  du  futur  ménage  ,  et  les  parens  de  la  jeune  femme  lui  disent  : 
ci  La  maison  repose  actuellement  sur  toi  ;  si  tu  ne  sais  pas  te  tenir, 


elle  s’écroulera.  » 


C  4o  ) 

Il  m’engagea  souvent  à  le  venir  voir,  ne  manquant  jamais  de  joindre  à  son  invitation  la  prière  d  apporter 
ma  chaise  de  campagne.  Frappé  du  plaisir  avec  lequel  il  ne  cessait  de  contempler  ce  meuble  nouveau  pour 
lui,  j’eus  soin  avant  mon  départ  de  lui  faire  construire  un  siège  tout  semblable. 

.lavais  fait  son  portrait  pour  moi,  et  je  le  remerciai  de  sa  complaisance  par  une  copie.  Un  jour  que  je 
devais  prendre  séance,  j’arrivai  au  moment  où  il  allait  se  mettre  à  table  avec  quatre  convives.  Je  les  laissai 
faire,  et  je  restai  assis  sur  lesopha,  me  promettant  quelque  plaisir  à  être  témoin  d’un  dîner  turc.  Mais  le 
Vaivode  m’invita  par  interprète,  et,  sur  mon  refus,  me  fit  dire  :  «  Je  croyais  que  mon  ami  ne  refuserait 
pas  de  dîner  avec  moi.  »  Je  m’excusai  sur  ce  que  je  venais  de  déjeûner  à  1  instant  même.  Il  se  rendit  à 
cette  raison ,  et  je  pus  les  examiner  tout  à  loisir.  Ils  avaient  la  serviette  sur  1  épaule;  plusieurs  domestiques 
étaient  derrière  eux,  debout,  et  toujours  prêts  à  verser  de  l'eau;  ils  mangeaient  le  riz  avec  une  petite 
cuiller,  mais  tous  les  autres  mets  avec  les  doigts.  Le  repas  fut  court  et  très-simple.  Quand  ils  eurent  fini, 
ils  se  lavèrent  les  mains  et  la  bouche  avec  le  plus  grand  soin.  Tout  cela  se  fit  d’un  air  grave  et  solennel. 


f/u  P&twde  (  Gouverneur  )  c/tfâ&Wtà 


1S& 


(4.  ) 

Au  dessin  de  ce  repas  turc ,  qui  ne  manque  pas  d’originalité  pour  nous ,  et  où  l’on  retrouve  les  usages  de 
l’antiquité,  encore  aujourd’hui  les  mêmes  que  dans  tout  l’Orient ,  je  joindrai  le  dessin  d’une  rue  d’Athènes , 
qui  retrace  peut-être  aussi  quelque  chose  de  sa  physionomie  antique.  On  verra  que  les  rues  de  cette  ville 
sont  étroites,  sales,  mal  percées,  et  les  maisons  d’une  apparence  pauvre.  Une  petite  église  grecque,  en 
face  du  spectateur ,  est  dépourvue  des  signes  extérieurs  du  culte  ;  il  n’y  a  ni  croix  ni  clocher.  Notre  église 
catholique  n’en  a  pas  davantage.  Les  minarets  seuls  dominent,  et  la  voix  du  muezzim  ne  rappelle  qu’une 
seule  religion  dans  la  triste  Athènes.  Des  fragmens  de  marbres  antiques,  d’une  bonne  sculpture,  ont  servi 
dans  toutes  les  constructions.  On  en  retrouve  quelques-unes  dans  ce  petit  monument  chrétien.  A  droite,  en 
deçà  de  la  maison  du  consul  d’Allemagne,  indiquée  par  le  drapeau ,  un  bouquet  est  suspendu  à  une  fenêtre, 
signe,  me  dit-on, qu’une  jeune  fiancée  habitait  cette  maison  ;  c’était  l’hommage  de  mai. 

Près  de  là  on  voit  une  porte  basse  dans  un  mur  élevé.  Cette  porte  et  ce  mur  n’annoncent  rien  d’agréable 
ni  d’intéressant.  Aussi  fus-je  fort  étonné,  un  soir  que  j'étais  allé  avec  des  dames  grecques  faire  visite  à  l’ar¬ 
chevêque,  de  trouver  dans  cette  demeure  un  jardin  délicieux,  bien  cultivé,  au  fond  duquel  s’élevait  un 
joli  kiosque  entre  des  fontaines  et  des  jets  d’eau,  qui  donnaient  une  fraîcheur  déjà  d’un  grand  prix  au  mois 
de  mai.  Au  fond  de  ce  kiosque,  ouvert  de  tous  les  côtés,  nous  trouvâmes  l’archevêque,  qui  nous  reçut 
avec  affabilité.  Il  fumait  ;  il  me  fit  offrir  une  pipe,  et  à  tout  le  monde  le  café.  C’était  le  soir  d’un  beau 
jour,  tels  que  furent  au  reste  tous  les  jours  que  j’ai  passés  à  Athènes.  Le  soleil,  qui  descendait  derrière 
l’ile  d’Egine,  éclairait  encore  le  sommet  de  l’Acropolis;  mais  les  longues  projections  des  collines  environ¬ 
nantes  ombraient  déjà  la  ville,  et  le  kiosque  lui-même  recevait  une  ombre  délicieuse  de  la  verdure  dont 
il  était  entouré.  On  voyait  çà  et  là,  dans  le  jardin,  des  bouquets  de  fleurs,  des  eaux  jaillissantes,  et, 
sur  le  devant  de  ce  beau  fond,  les  personnages  qui  occupaient  le  divan.  Les  contrastes  que  pi’ésentaient  ces 
hommes  graves  par  leur  caractère,  leur  costume  et  leur  âge,  ces  femmes  jeunes  et  presque  toutes  belles 5 
les  figures  des  hommes  basanées  et  ornées  de  barbes  blanches;  les  visages  des  femmes ,  brillans  dans  cette 
demi-clarté,  sous  des  cheveux  noirs  que  relevaient  encore  des  fleurs  disposées  avec  goût,  et  que  paraient 
de  longs  voiles  jetés  avec  une  grâce  infinie;  tout  cela  formait  un  tableau  ravissant. 

Au  moment  où  je  publie  à  Paris  mon  Voyage,  je  reçois  deux  lettres  de  ces  contrées  que  j’ai  parcourues 
avec  tant  de  bonheur,  l’une  de  M.  Fauvel,  et  l’autre  de  M.  Roques  fils.  M.  Roques  a  perdu  sa  sœur  à  Mar¬ 
seille,  exilée  avec  sa  mère  du  pays  natal.  L’infortunée  est  morte  de  chagrin.  Son  frère  a  revu  sa  patrie;  il 
a  retrouvé  des  décombres  à  la  place  d’une  maison  charmante ,  son  patrimoine.  Quant  à  la  lettre  de 
M.  Fauvel,  dont  je  donne  ci-après  une  autographie,  on  comprendra  l’impression  qu’elle  dut  faire  sur  un 
homme  qui  avait  vécu  avec  ce  respectable  vieillard,  qui  l’avait  vu  jouir  de  cette  existence  heureuse  que 
donne  au  magistrat  une  grande  réputation  de  droiture,  et  à  l’amant  passionné  des  arts  le  séjour  d’Athènes. 
Quel  compatriote,  quel  étranger  même  n’a  pas  eu  à  se  féliciter  de  l’accueil  de  M.  Fauvel!  M.  Fauvel, 
l’homme  d’Athènes,  inséparable  des  monumens  athéniens,  n’avait  d’autre  désir  que  d’être  enterré  à  Phi- 
lopappus  et  moulé  dans  sa  tombe ,  avec  cette  épitaphe  :  Ci-gît  moulé  qui  moula.  Hélas  !  sa  lettre  est  datée 
de  Smyrne ,  et  quels  tableaux  elle  retrace  ! 


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(43  ) 

Qu'est  devenu  cet  illustre  octogénaire?  Quel  est  le  sort  de  ce  Français  généreux  dont  tout  le  revenu 
était  consacré  aux  arts  ,  aux  recherches  scientifiques ,  et  à  faire  du  bien?  Que  j’avais  de  plaisir  à  me 
promener  avec  lui ,  le  soir,  dans  la  ville  et  dans  les  environs  !  Dans  la  ville ,  tout  le  monde  le  fêtait.  Grecs 
ou  Turcs.  Dans  les  environs,  qu’il  ne  parcourait  jamais  qu’un  télescope  à  la  main,  il  m  endoctrinait  sui 
tous  les  objets  qui  frappaient  nos  regards ,  en  même  tems  qu’il  recueillait  des  matériaux  pour  le  plan  en 
relief  d’Athènes,  auquel  il  travaillait  depuis  nombre  d’années.  Il  est  bien  désirable ,  il  est  également  juste 
que  ce  monument,  si  honorable  pour  la  France,  puisqu’il  est  l’ouvrage  de  son  digne  représentant,  en 
enrichisse  un  jour  la  capitale. 

Le  9  juin,  à  minuit,  nous  nous  rendîmes  à  cheval  au  Pirée,  où  nous  devions  nous  embarquer  sur 
Y  Achille,  petit  bâtiment  triestain. 

Le  io,  nous  nous  éveillâmes  au  cap  Sunium.  Nous  montâmes  au  temple  de  Minerve,  et  nous  admi¬ 
râmes  une  des  plus  belles  vues  que  les  regards  de  l’homme  puissent  embrasser.  Il  faut  avoir  joui  de  ce 
spectacle  pour  se  faire  une  idée  de  l’impression  qu’il  devait  produire  sur  les  disciples  de  Platon,  quand 
ce  philosophe  les  conduisait  sur  ce  promontoire  pour  les  entretenir  de  l’immortalité  de  l  ame. 

Le  même  jour ,  les  îles  de  l’Archipel  commencèrent  à  dérouler  devant  nous  leur  mouvant  tableau  -,  on 
croirait  les  voir  se  lever  successivement  du  sein  de  la  mer.  Nous  rencontrâmes  Zéa,  1  ancienne  Céos ,  qui 
donna  le  jour  à  Simonides,  et  qui  était  fameuse  dans  l’antiquité  par  ses  voiles  et  ses  tissus  de  soie.  En  nous 
dirigeant  vers  Négrepont,  nous  laissâmes  à  notre  gauche  le  promontoire  de  Capharéum ,  où  se  brisèrent 
lçs  vaisseaux  qui  revenaient  du  siège  de  Troie,  sous  la  conduite  d’Agamemnon. 

Le  ii,  nous  apercevions  encore  Négrepont,  quoique,  la  veille,  nous  eussions  vu  le  soleil  se  coucher 
derrière  ses  montagnes. 

Le  12,  au  point  du  jour,  nous  nous  trouvâmes  devant  Mÿtilène.  Nous  saluâmes  cette  île,  qui  fut  con¬ 
sacrée  à  Bacchus ,  et  qui  vit  naître  Sapho.  J"ai  pu  regretter  de  n’avoir  pas  salué  aussi  sur  mon  passage  le 
rocher  d'Ipsara,  devenu  depuis  si  célèbre,  et  dont  le  nom  sera  inscrit  en  caractères  glorieux  dans  les 
fastes  de  la  Grèce  moderne. 

Vers  les  trois  heures  de  l’après-midi,  nous  entrâmes  dans  l’Hellespont.  Notre  bâtiment  s’arrêta  au  lieu 
même  où  avait  abordé  la  flotte  des  Grecs,  commandée  par  les  Atrides.  Nos  pieds  foulèrent  ce  rivage  sur 
lequel  Achille  s’était  élancé,  brûlant  de  renverser  Troie.  Nous  passâmes  le  Scamandre,  et  nous  arrivâmes 
près  du  tumulus  sous  lequel  k  cendre  d’Achille  repose  depuis  trois  mille  ans,  à  côté  de  celle  de  Patrocle. 

Je  vis  le  mont  Ida,  le  royaume  de  Priam.  Mais  je  ramenai  sans  cesse  mes  regards  sur  le  tumulus.  Quel¬ 
ques  années  auparavant ,  mon  imagination  m’avait  représenté  Homère  au  tombeau  d’Achille.  Le  tableau 
que  je  fis  sur  ce  sujet  pour  la  reine  de  Naples,  sœur  de  Napoléon,  est  maintenant  à  Naples,  dans  la  galerie 
du  prince  de  Salerne.  Je  retrouvai  aux  bords  du  Scamandre  toutes  les  impressions  que  j’avais  éprouvées 
en  faisant  mon  ouvrage,  rendues  plus  vives  par  la  présence  des  lieux  et  la  réalité  des  objets. 

Nous  fûmes  trop  tôt  rappelés  sur  notre  bâtiment j  il  fallut  partir.  Un  vent  favorable  enflait  nos  voiles,  et 
nous  faisait  espérer  d’arriver  bientôt  au  terme  de  notre  course ,  quand  un  épais  rideau  de  nuages  s  éleva 


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du  couchant,  et  nous  déroba  les  derniers  rayons  du  soleil.  Tout-à-coup  l’obscurité  devint  si  profonde, 
qu’on  ne  distinguait  plus  rien  autour  de  soi.  La  pluie  qui  tombait  par  torrens,  le  vent  qui  sifflait  dans 
les  cordages,  et  les  vagues  dont  l’agitation  croissait  à  chaque  instant,  commençaient  à  nous  inquiéter, 
d’autant  plus  qu’une  frégate ,  nous  suivant  de  très-près ,  empêchait  notre  capitaine  de  faire  amener  toutes 
les  voiles.  Elle  cherchait  comme  nous  un  abri  en  s’approchant  de  terre  ;  mais  il  était  à  craindre  qu’elle  ne 
vînt  à  la  fin  nous  briser.  Cependant  nous  nous  efforcions  de  cingler  vers  un  des  villages  des  Dardanelles, 
dont  nous  avions  aperçu  les  minarets  à  la  lueur  des  éclairs,  quand  tout-à-coup  nous  donnâmes  contre  un 
banc  de  sable.  Le  capitaine  s’écria  :  «  Nous  sommes  perdus.  »  Ces  mots  retentirent  dans  le  cœur  de  tous 
les  passagers,  qui  firent  néanmoins,  pour  la  plupart,  assez  bonne  contenance.  Les  matelots  abattirent  la 
dernière  voile  qui  restait  tendue.  On  mit  le  canot  à  la  mer,  on  jeta  les  trois  ancres,  et  l’on  fit  plusieurs 
feux  pour  appeler  du  secours.  Mais  nous  ne  dûmes  vraisemblablement  notre  salut  qu’à  la  promptitude 
avec  laquelle,  et  non  sans  peine,  on  se  débarrassa  du  lest.  Notre  bâtiment  recevait  de  si  violentes  secousses , 
quà  tout  moment  nous  avions  peur  de  le  voir  s’ouvrir.  Enfin,  nous  parvînmes  à  le  dégager  au  moment 
même  où  l’orage  et  la  grêle  cessèrent. 

L  idée  du  péril  que  nous  avions  couru  s’éloigna  bientôt.  Quant  à  moi,  je  dormis  d’un  profond  et  délicieux 
sommeil.  Nous  nous  réveillâmes,  le  i3,  par  le  plus  beau  tems  du  monde,  près  de  la  côte  d’Asie,  où  nous 
abordâmes  pour  nous  rendre  au  château  des  Dardanelles.  Le  consul  anglais  nous  y  reçut  de  la  manière  la 
plus  hospitalière  et  la  plus  gracieuse.  Dans  un  repas  où  j’étais  seul  de  ma  nation,  tous  les  convives  por¬ 
tèrent  un  toast  à  la  gloire  et  à  la  prospérité  de  la  vieille  Angleterre;  j’étais  trop  poli  pour  ne  pas  unir  mes 
vœux  aux  leurs  dans  cette  occasion  ;  mais  ils  l’étaient  trop  eux-mêmes  pour  me  refuser  de  boire  à  leur  tour 
à  la  gloire  et  à  la  prospérité  de  la  France. 

Pendant  notre  séjour  au  château  des  Dardanelles,  nous  fûmes  témoins  d’un  spectacle  tout  nouveau  pour 
nous,  celui  d’une  fête  donnée  par  les  autorités  turques  à  un  grand  officier  du  sultan.  Le  pavillon  ottoman 
flottait  de  toutes  parts  sur  les  forts  et  sur  les  vaisseaux.  On  tirait  des  coups  de  canon  à  boulet.  On  avait 
déployé  le  plus  grand  appareil.  L’officier  qui  recevait  tous  ces  honneurs  était  revenu  d’Égypte  sur  la  frégate 
qui,  la  veille,  nous  suivait  de  si  près.  On  nous  dit  qu’on  avait  jeté  de  son  bord  soixante  personnes  mortes 
de  la  peste,  ce  qui  ne  l’empêcha  pas  d’entrer  à  Constantinople  sans  faire  quarantaine. 

En  nous  promenant  sur  les  rives  des  Dardanelles,  qui  sont  charmantes,  nous  vîmes  plusieurs  chariots 
rustiques  dont  les  roues  étaient  sans  rayons,  et  la  forme  semblable  à  celle  des  chars  de  l’antiquité.  M.Hyett 
traversa  à  la  nage  le  détroit  d’Abydos ,  comme  Léandre  et  Lord  Byron.  Il  mit  une  heure  et  un  quart  à  faire 
ce  trajet;  nous  le  suivions  dans  une  petite  nacelle,  prêts  à  lui  porter  du  secours,  si  ses  forces  l’eussent 
trahi.  Nous  vîmes  au  château  des  Dardanelles  l’extérieur  d’une  belle  mosquée  dont  l’entrée  est  interdite 
aux  infidèles  (giaours),  parce  que,  entre  autres  objets  de  vénération,  on  y  conserve  un  poil  de  la  barbe 
du  Prophète. 

Le  ,4,  nous  remîmes  à  la  voile  vers  midi;  mais  presque  aussitôt  nous  fûmes  arrêtés  par  un  calme  qui 
nous  contraignit  à  rester  devant  Palestre.  Notre  cuisinier  nous  fit  oublier  cette  contrariété  par  ses  bouf- 


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fonneries  et  sa  guitare.  Le  jour  de  la  bourrasque,  ce  même  homme  avait  prié  et  pleuré  tour-à-tour  d’une 
manière  qui  nous  eût  paru  fort  comique  en  toute  autre  circonstance. 


10MIË  MA2SOT  ©aiECÇüffi  A  THB8A&02  . 


WÉ  23)1  LA  MEME  BAM.EAOTE. 


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Le  i5,  étant  toujours  en  face  de  Palestro ,  ennuyés  d’une  si  longue  immobilité,  nous  mîmes  pied  à  terre 
pour  faire  une  course  dans  le  pays.  J'y  retrouvai  ce  que  je  vis  encore  à  Constantinople,  une  maison  grecque, 
dans  le  genre  de  celle  dont  je  viens  de  donner  le  dessin ,  avec  ses  galeries  si  bien  entendues  pour  goûter  la 
fraîcheur  et  l’ombre ,  avec  l’aiguière  et  le  bassin  ,  symbole  de  cette  antique  hospitalité  que  1  Orient  res¬ 
pecte  encore  comme  un  reste  de  ses  anciennes  mœurs.  Je  fis  le  croquis  d’un  site,  puis  nous  prîmes  un 
bain  de  mer.  Enfin,  le  vent  s’étant  élevé,  nous  dépassâmes  l’île  de  Marmara,  et  le  16  juin ,  nous  vîmes  se 
lever  majestueusement  le  soleil  derrière  les  minarets  de  Sainte-Sophie. 

Je  fus  saisi  d’admiration  à  la  vue  de  cet  immense  amphithéâtre ,  bordé  le  long  du  rivage  par  une  longue 
file  de  kiosques  élégans ,  au-dessus  desquels  on  découvre  les  platanes  et  les  cyprès  qui  ombragent  les 
jardins  du  sérail.  De  loin  les  minarets,  les  dômes,  les  coupoles,  les  charmantes  maisons  qui  s’élèvent  sur 
la  colline,  m’avaient  apparu  comme  une  masse  confuse  au  sein  des  eaux ;  ensuite  il  me  sembla  voir  trois 
villes  séparées  l’une  de  l’autre  par  un  bras  de  mer;  mais  peu  à  peu  tous  les  détails  de  ce  magnifique  spec¬ 
tacle  se  développèrent  devant  moi.  A  côté  des  mosquées  où  l’on  voit  arboré  le  signe  de  l’empire  ottoman, 
je  remarquais  des  colonnes  et  des  obélisques,  monumens  échappés  à  la  destruction  de  l’empire  grec. 
Autour  de  nous  la  mer  était  couverte  d'un  millier  de  bâtimens,  et  sillonnée  en  tous  sens  par  des  barques 
légères.  Nous  étions  étourdis  par  les  cris  des  matelots,  auxquels  répondaient  ceux  d’une  foule  impatiente 
qui  attend  toujours  sur  le  quai  l’arrivée  des  navires  pour  les  haler  avec  des  cordages. 

On  nous  conduisit  au  faubourg  de  Péra,  où  nous  arrivâmes  à  neuf  heures.  C’est  là  qu’habitent  les  am¬ 
bassadeurs  des  puissances  étrangères  et  tous  les  voyageurs  européens  confondus  sous  le  nom  de  Francs.  Ce 
quartier  occupe  le  sommet  d’un  coteau  qui  n’est  séparé  de  Constantinople  et  du  sérail  que  par  le  port.  Du 
même  côté  se  trouvent  les  quartiers  où  habitent  les  Grecs,  les  Arméniens  et  les  Juifs. 

Les  rues  de  Péra  sont  en  général  étroites  et  sales  ;  la  plupart  des  maisons  particulières  ont  une  apparence 
beaucoup  plus  modeste  que  celles  des  quartiers  où  logent  les  musulmans.  On  y  voit  plusieurs  églises,  mais 
dépouillées  à  l’extérieur  des  attributs  de  la  religion  chrétienne;  la  crecelle,  à  défaut  de  cloches,  appelle 
les  Grecs  à  la  prière,  enfin  tout  annonce  la  crainte  d’irriter  le  fanatisme  des  osmanlis,  ou  de  blesser 
leur  fierte.  On  voit  cependant  les  prêtres  des  rayas  avec  leurs  ornemens  et  les  signes  du  christianisme,  la 
croix ,  l’encensoir  et  les  cierges ,  procéder  en  public  aux  enterremens  de  leurs  co-religionnaires. 

On  a  tant  de  fois  décrit  la  situation  de  Constantinople,  son  port,  son  aspect ,  ses  monumens  singuliers 
et  quelquefois  bizarres,  que  je  ne  tenterai  même  pas  d’en  faire  une  description  nouvelle.  Je  ne  parlerai 
pas  non  plus  des  mœurs  de  ses  habitans;  d’autres,  qui  ont  eu  plus  de  temps  et  de  talent  pour  observer, 
les  ont  fait  connaître  beaucoup  mieux  que  je  rite  le  pourrais.  Comme  du  temps  du  Bas-Empire,  deux 
grands  fléaux  caractérisent  encore  Constantinople,  la  révolte  et  les  incendies;  ajoutez-y  la  peste ,  et  vous 
aurez  une  idée  de  cette  capitale  de  l’Orient  pendant  presque  toute  l’année.  Mais  Constantinople  a  aussi 
ses  magnificences  et  ses  fêtes. 

Rien  de  plus  beau  qu’un  grand  nombre  de  ses  édifiées)  rien  de  plus  vivant  que  ce  canal  qu’on  voit 
souvent  couvert  d’une  multitude  de  caïques,  les  plus  jolies  barques  qui  soient  au  monde,  et  dont  plusieurs 


sont  toutes  dorées.  C’est  un  spectacle  ravissant  que  de  les  voir  se  presser ,  quand  le  canal  devient  plus  étroit , 
se  devancer,  se  rejoindre.  Elles  volent  à  la  surface  de  la  mer  avec  une  grâce  et  une  légèreté  sans  égales; 
on  remarque  surtout  celles  des  Ridjals  (seigneurs  turcs),  dont  les  rameurs  sont  jeunes,  bien  faits,  et 
vêtus  uniformément  d’un  très-ample  caleçon  de  toile  blanche  et  d’une  chemise  de  crêpe  de  soie  ,  élégam¬ 
ment  nouée  derrière  leurs  larges  épaules. 

Les  environs  de  Constantinople  sont  charmans;  et  je  crois  qu’il  y  a  peu  de  sites  en  Europe  comparables 
au  village  de  Kiaghid-Khâna ,  ou  des  Eaux-Douces,  et  à  la  prairie  deBuyuk-déré.  Comme  les  habitans  de 
toutes  les  grandes  capitales,  ceux  d’Istamboul  aiment  beaucoup  à  se  répandre  dans  ses  campagnes  déli¬ 
cieuses.  Là  ils  se  livrent  à  toutes  sortes  de  jeux.  J’ai  vu  souvent  dans  les  vallées  qui  aboutissent  au  Bosphore 
des  troupes  de  jeunes  gens,  montés  sur  des  chevaux  arabes,  parcourir  la  plaine  avec  une  incroyable  ra¬ 
pidité,  en  se  lançant  un  javelot  de  coudrier  (le  cljêrid ),  qu’ils  saisissent  souvent  au  vol.  Les  vieillards  assis 
sur  le  gazon,  à  l’ombre  des  arbres  touffus  qui  bordent  le  canal ,  jouissent  paisiblement  de  ce  coup  d’ceil, 
en  fumant  leurs  longs  tchiboiiks,  et  en  regardant,  avec  le  même  calme,  les  exercices  des  baladins  et  des 
lutteurs.  Il  n’est  pas  rare  d’en  rencontrer  qui,  mollement  assis,  les  jambes  croisées  sur  de  beaux  tapis, 
prennent  leur  fusil  tout  chargé  des  mains  d’un  esclave,  et  tirent  à  la  cible  sans  se  déranger. 

J’étais  dirigé  dans  mes  promenades  par  M.  Jouannin,  premier  drogman  de  l’ambassade  de  France  près 
la  Porte  ottomane,  maintenant  premier  secrétaire-interprète  du  Roi  à  Paris.  C’est  avec  lui  que  j’ai  visité 
tous  les  lieux  dignes  de  l’attention  du  voyageur  et  de  l’artiste;  et  c’est  dans  sa  jeune  famille  que  j’ai  reçu 
la  plus  affectueuse  et  la  plus  douce  hospitalité.  J'étais  Français,  ce  titre  fut  ma  première  recommandation 
auprès  de  lui  :  une  sympathie  mutuelle  donna  bientôt  plus  de  force  à  notre  liaison,  due  à  une  rencontre 
fortuite.  Il  s’est  plu  à  me  rendre  les  services  dont  un  étranger  a  si  souvent  besoin  dans  le  pays  où  il  arrive  ; 
et  il  n’y  a  pas  de  soins  et  de  prévenances  dont  il  ne  m’ait  entouré.  Il  voulut  que  j’attendisse  chez  lui  le 
départ  du  prince  de  Moldavie,  Michel  Soulzo,  avec  lequel,  grâce  à  sa  recommandation,  je  devais  partir; 
c’était  me  procurer  l’avantage,  très-grand  pour  un  peintre,  de  voyager  au  milieu  d’une  cour  orientale,  et 
d’être  défrayé  de  toute  dépense  jusqu’à  Buckarest. 

Je  ne  m’attendais  d’aboi'dà  séjourner  que  quinze  jours  à  Constantinople,  comme  mes  compagnons  de 
voyage;  mais  ils  consentirent  à  m’y  laisser  seul.  Pendant  trois  mois,  mon  hôte,  devenu  mon  ami,  ajouta 
aux  agrémens  que  je  devais  à  sa  société  toutes  les  distractions  qu’il  fut  en  son  pouvoir  de  me  procurer, 
en  m’introduisant  tantôt  chez  quelque  prince  grec ,  tantôt  auprès  d’un  seigneur  turc,  tantôt  dans  de  riches 
maisons  arméniennes.  Je  lui  suis  surtout  redevable  d'avoir  connu  les  Duz-Oglou,  intéressante  famille  ca¬ 
tholique;  elle  était  encore  au  comble  de  la  prospérité,  riche ,  honorée  ,  chérie  ,  et  surtout  digne  de  l’être  : 
hélas  !  j’ai  vu  ses  derniers  beaux  jours  ! 

Mon  titre  de  peintre  et  la  confiance  que  j’eus  le  bonheur  d’inspirer  me  firent  admettre  auprès  des 
dames,  faveur  dont  personne  ne  jouissait,  excepté  le  confesseur  et  le  médecin.  Je  fis  le  portrait  des  deux 
sœurs  Takouhi-Doudou  etlskouhi-Doudou  ;  des  deux  frères  Carabet  et  Serkis,  et  enfin  ceux  deMmeSerkis  et 
de  son  jeune  enfant.  Quels  doux  momens  j’ai  passés  dans  cette  maison  ,  belle  comme  un  palais  !  Souvent 


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après  le  dîner,  nous  nous  établissions  dans  un  kiosque  situé  à  l'extrémité  du  jardin,  et  baigné  par  le 
Bosphore;  assis  sur  de  moelleux  coussins,  fumant,  prenant  le  café,  nous  contemplions  avec  délices  les 
eaux  de  c z  fleuve  magnifique ,  et  ses  rives  dorées  par  le  soleil  de  juillet,  et  le  mouvement  continuel  des 
caïques  et  d’une  foule  de  navires  de  tous  les  pays,  qui  donnent  tant  de  vie  au  canal  de  la  Mer-Noire. 

Un  jour  (quel  souvenir  après  ce  qui  s’est  passé  depuis  !),  nous  étions  réunis  dans  ce  joli  kiosque;  un 
bon  prêtre ,  qui  me  servait  ordinairement  d'interprète ,  semblait  jouir  de  mon  extase  et  me  dit  :  «  N’est-il 
»  pas  vrai  que  nous  sommes  bien  plus  heureux  que  vous  autres  Occidentaux?  vous  n’avez  point  ce  soleil , 
»  ce  climat,  et  surtout  ce  repos  qui  n’est  jamais  troublé  pour  nous  !  » 

Ces  derniers  mots  firent  cesser  ma  rêverie;  je  ne  voulus  pas  les  laisser  passer  sans  réponse.  «  Cela  peut 
»  être,  répondis-je  :  en  Occident  nous  avons  du  moins  d’amples  compensations,  et  nous  sommes  à  l’abri 
»  de  la  peste  et  du  candjar.  »  Ces  paroles  n’étaient  que  trop  prophétiques!  En  effet,  deux  jours  après  mon 
départ  de  Constantinople,  l’autocratie  turque  déploya  toute  sa  rigueur  contre  cette  maison  infortunée:  aux 
murs  mêmes  de  ce  kiosque  où  nous  venions  goûter  un  repos  voluptueux,  on  pendit,  par  ordre  du  Sultan, 
deux  des  membres  de  cette  noble  famille  des  Duz-Oglou ,  tandis  qu’on  décapitait  les  deux  aînés,  et  qu’on 
exposait  leurs  têtes  à  la  porte  du  Sérail.  Ceux  qui  échappèrent  à  la  mort,  réduits  à  la  misère,  proscrits  et 
exilés,  ne  furent  pas  les  moins  à  plaindre.  Je  l’appris  plus  tard  avec  une  profonde  douleur  par  M.  Jouannin, 
qui,  resté  l’ami  des  Duz-Oglou  dans  leur  infortune,  a  bien  voulu  mettre  à  ma  disposition  la  note  suivante. 

«  Descendans  d’un  prisonnier  hongrois  qui  s’était  fait  remarquer  par  sa  bonne  conduite  et  son  aptitude 
à  toute  espèce  de  travaux  délicats,  les  Duz-Oglou  se  sont  maintenus  pendant  plus  d’un  siècle  et  demi 
dans  la  confiance  des  Sultans  ,  qui  leur  avaient  conservé ,  de  père  en  fils,  la  charge  de  premiers  joailliers 
ou  orfèvres  de  la  cour.  Le  père  de  ceux  que  nous  avons  connus  était  un  homme  très-simple ,  d’un  esprit 
peu  étendu  ,  mais  possédant  ce  qu’on  appelle  sagesse  en  Turquie  ,  c’est-à-dire  une  grande  réserve  et  un 
éloignement  marqué  pour  tout  ce  qui  eût  pu  attirer  sur  lui  les  yeux  de  l’envie  ou  de  la  haine. 

»  Il  eut  de  son  mariage  avec  une  dame  arménienne,  distinguée  par  son  instruction  et  ses  rares  vertus,  six 
garçons  et  autant  de  filles.  En  1819,  des  intrigues  trop  habilement  dirigées  par  des  hommes  qui,  deux  et 
trois  ans  après,  ont  été  renversés  à  leur  tour,  parvinrent  à  anéantir  une  fortune  qui  était ,  comme  nous 
l’avons  dit,  le  fruit  de  cent  cinquante  ans  de  travaux  héréditaires.  Non  contens  de  piller  de  si  grandes 
richesses  ,  les  ennemis  de  cette  maison  catholique  résolurent  aussi ,  pour  assouvir  leur  haine  religieuse  et 
politique ,  de  verser  le  sang  de  toute  la  famille.  On  l’accusa  d’avoir  essayé  de  propager  le  catholicisme  ; 
ce  fut  là  du  moins  le  grief  que  contenait  l’écriteau  fatal  placé  sur  les  cadavres  mutilés  des  aînés,  le  i5 
octobre  1819.  Si  l’on  ne  fit  point  périr  avec  eux  deux  de  leurs  frères,  qu’on  tenait  alors  rigoureusement 
emprisonnés,  ainsi  que  les  sœurs,  les  veuves  et  les  enfans  de  ces  déplorables  victimes ,  c’est  que  leur  supplice 
fut  réprouvé  par  le  corps  des  Ulémas.  Le  Muphti  avait  refusé  de  sanctionner  la  sentence  de  mort  dictée  par 
un  favori,  alors  tout  puissant,  le  fameux  Halet-EfTendi,  qu’on  a  vu  à  Paris  ambassadeur  de  Sélim  auprès 
de  Napoléon.  Le  favori  se  vengea  de  la  résistance  du  Muphti  en  le  faisant  déposer  et  envoyer  en  exil. 

»  A  1  époque  de  1  arrestation  de  ses  cinq  frères,  Agop  Duz-Oglou  parcourait,  en  voyageur  instruit  et  avide 


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d’augmenter  ses  connaissances ,  les  rivages  alors  paisibles  de  la  Grèce  et  de  l’Asie-Mineure ,  et  les  îles  de 
l’Archipel,  Troie,  Lesbos ,  Smyrne,  Scio,  Samos  et  le  territoire  classique  d’Athènes,  étaient  pour  la 
première  fois  visités  par  un  Arménien  occupé  de  toute  autre  chose  que  de  spéculations  mercantiles  ou 
d’exactions  de  publicain.  Agop  Duz-Oglou  s’était  adjoint  deux  Français,  l’un  architecte,  et  l’autre  ancien 
élève  de  l’École  Polytechnique,  pour  l’aider  dans  ses  recherches.  Prévenu  encore  à  temps  des  malheurs 
qui  menaçaient  sa  famille,  il  aui'ait  pu  aisément  s’y  sousti’aire;  mais  il  résista  aux  avis  et  aux  larmes  de 
tous  ceux  qui  l’entouraient,  et  il  vint  lui-même  au-devant  de  la  corvette  expédiée  de  Constantinople ,  avec 
ordre  de  l’amener  mort  ou  vif.  Les  instructions  de  la  Porte  enjoignaient  aussi  au  commandant  de  la  cor¬ 
vette  de  se  saisir  des  prétendus  trésors  que  la  famille  proscrite  était  accusée  de  faire  transporter  en  Europe 
pour  les  mettre  à  l'abri  de  tout  danger.  L’acte  de  générosité  d’Agop  et  les  faibles  valeurs  dont  on  le  trouva 
en  possession,  après  le  plus  exact  inventaire,  confondirent  les  accusateurs.  Le  Capitan-Pacha  Abdullah , 
depuis  Grand-Visir,  touché  d’un  amour  fraternel  si  peu  commun,  devint  son  défenseur  devant  le  Sultan  , 
arracha  à  la  mort  cette  noble  victime,  et  plus  tard  consomma  la  ruine  de  l’inique  favori. 

En  mars  1820,  les  trois  frères  furent  exilés  à  Césarée  de  Cappadoce.  Le  firman  portait  que  cet  exil 
serait  perpétuel.  Mais  aussitôt  après  la  chute  de  Halet-Effendi  (novembre  1822),  aux  yeux  duquel  la 
maison  Duz  était  coupable  d’un  grand  crime  (  il  lui  devait  plus  de  neuf  millions),  les  exilés  reçurent 
quelque  adoucissement  à  leurs  maux ,  et  purent  former  l’espoir  d’un  retour  si  désiré  par  leurs  sœurs  et  leur 
nombreuse  famille.  Ce  fut  en  février  1823  que  le  Sultan  ordonna  leur  rappel;  en  même  temps  il  leur  fit 
restituer  la  maison  paternelle,  la  seule  de  toutes  leurs  propriétés  qu’ils  regrettassent,  et  qu’ils  avaient  gémi 
de  voir  tombée ,  dans  l’encan  de  leurs  biens,  en  partage  à  un  banquier  juif,  créature  de  Halet-Effendi  dont 
la  disgrâce  le  frappa  également,  et  qui  périt  comme  son  protecteur. 

Sultan-Mahmoud  ne  tarda  point  à  rattacher  M.  Agop  à  son  service  personnel ,  et  Sa  Hautesse,  appréciant 
ses  hautes  qualités  et  ses  talens,  lui  rendit  peu  à  peu  les  emplois  qui  avaient  appartenu ,  de  père  en  fils,  à  la 
famille  Duz.  La  cruelle  persécution  suscitée  dans  l’hiver  de  1828  contre  les  Arméniens  catholiques  de 
Constantinople,  passa  même  sans  atteindre  ni  lui  ni  les  siens;  et  il  jouit  à  cette  heure  (décembre  i835) 
d’une  grande  estime  et  de  la  considération  générale. 

Il  y  a  encore  en  France  des  cœurs  qui  ont  précieusement  conservé  le  souvenir  de  l’hospitalité  de  la 
maison  Duz.  Si  de  loin  ils  ont  suivi  avec  douleur  et  sollicitude  les  phases  de  ses  infortunes  passées  et  des 
événemens  politiques  qui  la  menaçaient ,  ils  ne  peuvent  au jourd’h ii||res ter  indifférens,  en  voyant  ce  retour 
d’une  prospérité  dont  elle  n’a  jamais  usé  que  pour  en  faire  le  plus  noble  emploi.  Quelle  reçoive  ici 
l’hommage  d’une  sincère  reconnaissance  et  d’une  amitié  que  le  temps  n’a  pas  refroidie  ! 

Mais  il  faut  revenir  à  l’époque  où  je  dus  quitter  ce  beau  pays  du  Bosphore.  Je  savais  à  quoi  m’en  tenir 
désormais  sur  ce  qu’on  appelle  dans  notre  Occident  la  mollesse  des  Orientaux  ;  car  j’avais  vu  et  goûté  leurs 
plaisirs;  je  connaissais  leur  vie  intérieure  et  leur  existence  au  dehors;  les  rives  de  l’Asie,  la  forêt  de 
Belgrade  et  ses  réservoirs  pittoresques  (  les  bends )  m’avaient  offert  d’assez  vives  images,  pour  qu’il  m’en 
restât  de  durables  impressions. 


* 


(  5°  ) 

Je  dis  adieu  à  mes  amis ,  et  je  partis  le  9  septembre  1 8 19 ,  la  veille  même  du  jour  où  éclata  la  disgrâce 
des  Duz-Oglou. 

Le  prince  de  Moldavie  était  déjà  campé  hors  de  la  ville  5  je  le  rejoignis  avec  les  chevaux  quil  avait  fait 
mettre  à  ma  disposition.  Je  trouvai  partout  sur  la  route  logement  et  nourriture  avec  les  officiers  de  sa 
maison ,  quelquefois  avec  lui-même.  Enfin  sa  munificence  fut  telle,  que  toute  ma  prodigalité  eut  peine  à 
épuiser  une  centaine  de  piastres  turques. 

On  verra  dans  la  planche  XXXVIII  le  portrait  de  Michel  Soutzo,  qui  a  résidé  à  Paris  pendant  plusieurs 
années.  On  ne  me  saura  sans  doute  pas  mauvais  gré  de  donner  aussi  dans  la  planche  suivante  (XXXIX) 
le  portrait  de  la  princesse  Hélène ,  sa  fille  aînée ,  que  j’ai  fait  plus  tard ,  et  d’y  joindre  quelques  mots  sur 
ce  prince,  chef  d’une  belle  et  nombreuse  famille. 

Michel  Soutzo,  petit-fils  de  Nicolas  Soutzo  qui  avait  régné  successivement  sur  la  Valachie  et  la  Mol¬ 
davie,  entra  de  bonne  heure  dans  la  carrière  politique,  sous  les  auspices  de  son  grand-père  et  du  prince 
Jean  Caradja,  drogman  de  la  Porte.  Ce  dernier,  nommé  prince  de  Valachie  en  1812,  lui  donna  l’une  de 
ses  fdles  en  mariage,  avec  la  charge  de  Grand-Spathar  (porte-épée) ,  et  il  lui  confia  plus  tard  la  commission 
délicate  de  l'ésident  (  Kapou-Kiahya  )  à  Constantinople.  Au  mois  d’août  1817,  il  fut  appelé  au  poste 
périlleux  d’interprète  du  divan  impérial,  qu’il  conserva  jusqu’en  juin  1819,  époque  où  lui  fut  accordée 
l’investiture  de  la  principauté  de  Moldavie.  S’il  avait  eu  auparavant  de  nombreuses  occasions  de  faire 
preuve  d’habileté  et  de  talent,  il  dut  en  développer  davantage  dans  la  situation  critique  qui  précéda  l’in¬ 
surrection  grecque,  et  surtout  quand  le  prince  Ypsilanti  en  donna  le  signal  dans  le  nord  de  l’Empire. 
Réduit  alors  par  les  événemens  à  sacrifier  sa  propre  fortune ,  le  prince  Michel  trouva  d’abord  en  Russie 
un  asile  qu’il  dut  quitter  sur  les  réclamations  de  la  Porte.  Il  fut  retenu  dans  une  petite  ville  du  Frioul 
pendant  trois  ans,  qu’il  consacra  à  l’éducation  de  sa  famille,  ainsi  qu’à  la  culture  et  au  perfectionnement 
des  connaissances  nombreuses  et  variées  qu’il  possédait  déjà.  Devenu  maître  de  changer  de  résidence ,  il 
passa  en  Italie,  vint  à  Genève  et  de  là  en  France.  En  servant  la  cause  des  Grecs  auprès  du  gouvernement 
français ,  il  a  su  acquérir  des  titres  à  la  reconnaissance  de  ses  compatriotes  et  à  l’estime  des  étrangers.  On 
l'a  vu  s’éloigner  de  Paris  avec  un  regret  qu’il  a  sans  doute  partagé  lui-même. 

A  quelque  distance  de  Bucharest,  je  pris  congé  du  prince  Soutzo,  qui,  en  recevant  mes  remerciemens , 
voulut  bien  m’engager  à  lui  écrire  quelquefois,  et  s’excuser  sur  les  difficultés  du  pays  de  ce  qu’il  n’avait 
pas  pu  faire  pour  moi  autant  quil  1  aurait  désiré.  J’avais  fait  en  chemin  son  portrait,  celui  de  la  princesse 
son  épouse ,  de  son  père  et  d’un  boyard  fanariote. 

Pendant  toute  la  route,  j  avais  eu  sous  les  yeux  des  tableaux  pleins  d’intérêt.  La  cour  et  la  suite  du  prince 
formaient  un  ensemble  de  quinze  cents  personnes  environ.  Le  mélange  de  ces  costumes  grecs,  turcs  et 
polonais,  dans  une  halte  au  milieu  des  bois,  à  la  descente  d’une  montagne,  en  traversant  un  village,  une 
ville  ,  une  rivière,  me  procurait,  comme  peintre,  des  jouissances  d’une  variété  infinie.  La  vignette  qui 
termine  le  texte  donne  une  idée  de  cet  ensemble.  On  y  voit  la  grande  tente  du  prince,  devant  laquelle,  et 
au  milieu  d’autres  étendards ,  sont  plantées  les  trois  queues  (tough) ,  marque  de  sa  dignité ,  qui  l’assimilait 


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aux  Visirs.  Sous  une  autre  tente,  pour  le  repos  du  milieu  de  la  journée,  le  prince  et  son  épouse  sont 
entourés  de  leur  suite. 

Deux  prêtres  d’un  village  voisin  viennent  les  saluer,  et,  pour  leur  faire  honneur,  des  femmes  leur 
adressent  des  vœux  en  chantant  des  scolies  et  en  dansant  la  Romaïka,  danse  calme  et  nonchalante,  dans 
le  genre  de  notre  menuet.  Les  autres  personnages  sont  des  Delis ,  des  Arnaoutes,  des  Moldaves,  un  Tartare 
qui  allume  sa  pipe ,  un  groupe  d’Albanais  et  de  Derviches,  au  milieu  desquels  je  me  suis  placé  comme  un 
contraste  de  plus. 

De  Constantinople  à  Cronstadt  je  mis  trente-six  jours  5  aussi  aux  frontières  de  la  Transylvanie  les  officiers 
de  la  quarantaine  en  furent-ils  bien  moins  sévères.  Au  lieu  de  dix-huit  ou  vingt  jours  que  je  devais  rester 
au  lazaret,  je  n’y  restai  qu’une  demi-heure,  quoique  tous  mes  passeports  fissent  mention  de  la  peste.  J’avais 
voyagé  à  cheval  jusqu’à  Cronstadt ,  où  j’arrivai  le  i5  octobre  ;  là  je  pris  une  voiture  pour  me  trouver  avec 
deux  compatriotes.  Le  21  nous  étions  à  Clausenbourg. 

Le  23  je  partis  de  cette  ville  avec  un  étudiant  en  médecine  et  des  marchands  arméniens.  En  passant  à 
Bude ,  j’allai  porter  une  lettre  à  un  négociant  grec  qui  avait  une  fille  charmante;  il  l’engagea  à  jouer 
quelques  morceaux  sur  le  piano,  et  par  une  attention  délicate,  il  la  pria  de  me  faire  entendre  la  bataille 
d’Austerlitz. 

Ce  négociant  me  procura  un  guide  pour  parcourir  le  Musée.  J’y  vis  de  vieilles  armes  turques  et  hon¬ 
groises,  une  belle  collection  de  médailles  modernes,  et  pas  un  tableau.  Le  lendemain  je  partis  dans  une 
bonne  voiture,  et  j’arrivai  à  Vienne  le  9  novembre.  Ce  fut  avec  le  plus  grand  plaisir  que  je  trouvai 
M.  Vivian  et  M.  Hyett,  qui  étaient  dans  cette  ville  depuis  quatre  mois.  Je  fus  très-bien  reçu  par  M.  de 
Caraman ,  ambassadeur  de  France.  Il  approuva  l’intention  où  j’étais  de  rendre  mes  hommages  à  Jérôme 
Napoléon,  dont  j’avais  été  le  peintre  en  Westphalie  et  le  pensionnaire  à  Rome  pendant  deux  ans. 

Je  fis  pour  mon  ancien  protecteur  le  portrait  de  son  fils  en  pied,  grandeur  de  nature,  et  un  dessin  de  ses 
soirées  à  Schoenau.  Il  me  mena  à  Trieste,  où  je  composai  un  grand  nombre  de  portraits  pour  la  princesse 
Élisa  Bacciochi ,  ex-grande  duchesse  de  Toscane.  Cette  princesse  avait  un  album  qui  contenait  les  portraits 
de  sa  famille  et  de  toutes  les  personnes  admises  dans  son  intimité ,  à  toutes  les  époques  de  sa  fortune.  Elle 
eut  l’obligeance  de  m’ordonner  d’y  joindre  le  mien.  Je  donnai  ensuite  quelques  leçons  à  sa  fille ,  et  je  partis , 
après  un  séjour  de  deux  mois  et  demi ,  ravi  de  sa  réception,  comblé  de  ses  présens ,  chargé  même  de  ses 
lettres  de  recommandation  pour  l’Italie. 

J’allai  de  Trieste  à  Venise  par  le  bateau  à  vapeur.  Après  dix  jours  consacrés  à  voir  les  curiosités  de  cette 
ville  merveilleuse,  je  la  quittai  rempli  d’admiration  pour  l’Ecole  vénitienne.  Je  ne  fis  que  traverser  Bologne 
et  Florence.  Ce  fut  dans  le  Musée  de  cette  dernière  ville  que  je  rencontrai  mon  ancien  camarade  d’Aca- 
démie,  Horace  Vernet.  Nous  dînâmes  ensemble  chez  le  célèbre  sculpteur  Bartolini,  avec  les  artistes  les  plus 
distingués  de  Florence.  O11  y  parla  de  peinture ,  on  y  parla  de  la  France  :  entouré  de  confrères  et  de 
compatriotes,  je  sentis  deux  cordes  vibrer  à  la  fois  dans  mon  cœur.  En  Italie  je  pus  reprendre  ma  douce 


C&O 


vie  d’artiste ,  en  achevant  le  tableau  que  j’avais  ébauché  avant  mon  départ  (  Camille  et  les  Gaulois  au  pied 
du  Capitole).  Mais  la  patrie  me  manquait,  comme  elle  m’avait  manqué  en  Grèce  et  sur  les  rives  du  Bos¬ 
phore;  et  lorsqu’enfin,  après  avoir  traversé  Perugia,  Spoletta  et  Terni,  j’arrivai  le  18  avril  à  Rome ,  je 
compris  qu’un  voyage  me  restait  encore  à  faire,  celui  de  Rome  à  Paris. 


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